Chroniques de Philippe Curval

Nancy Kress : les Hommes dénaturés

(Maximum light, 1998)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2001

par ailleurs :
Comme les dinosaures

Fidèle à ses sujets de prédilection, la danse et la manipulation génétique, Nancy Kress récidive avec les Hommes dénaturés, après Danse aérienne dont le souvenir persiste durablement dans l'esprit de ses lecteurs — car son ton et sa facture ouvrent une voie originale à la Science-Fiction américaine. Résolument opposée à la tradition locale des super best-sellers gonflés au traitement de texte, cette jeune romancière opte pour le récit court et mesuré, chargé de sens et de sensibilité.

Depuis que le “Basculement” s'est produit, le nombre de spermatozoïdes a brutalement chuté chez les hommes. Le nombre d'enfants aussi ; au point de mettre à mal le fragile édifice de la civilisation humaine. Les chers bambins sont si rares que des femmes reportent leur frustration sur les animaux de compagnie. Jusqu'au jour où Shana, jeune appelée, visitant l'épave d'un train coréen à lévitation magnétique fraîchement déraillé, découvre trois chimpanzés à visage humain. Celui de Cameron Atuli, danseur vedette, amnésique et homosexuel persécuté.

Dès lors, aidée d'un biologiste aux approches de la mort, Shana va mener d'instinct son enquête pour découvrir le fin mot du mystère révélé.

Autant la charge émotionnelle de Danse aérienne provenait d'un récit feutré, tout en nuances et en allusions, autant la force des Hommes dénaturés tient à un suspense vigoureusement mené, d'où surgissent des images qui éclaboussent l'esprit. C'est que le sujet, habilement introduit grâce à une métaphore empruntée à l'Île du docteur Moreau, ne concerne plus seulement l'individu mais le sort de la planète. Dès lors, élargissant sa palette, Nancy Kress campe l'atmosphère d'une Amérique vaincue par ses propres excès à travers l'expérience de quatre personnages atypiques et mal dans leur peau, dont les sentiments à vif s'exaspèrent à mesure qu'ils découvrent l'ampleur, les causes et les conséquences du complot. Par cette mise à distance d'une société en voie d'extinction, l'auteur fait exprimer tout son jus à la Science-Fiction : ici tout à la fois, modélisation analytique du comportement humain en fonction de facteurs qui le dépassent, révélation graduelle des fantasmes qui précèdent la névrose généralisée, tensions interactives entre les différentes couches d'âge dans une situation de crise, mise en lumière progressive des facteurs qui ont conduit l'auteur à établir les bases spéculatives de son équation personnelle.

Existe-t-il encore aujourd'hui un lien qui fédère les générations ? Nos systèmes endocriniens supporteront-ils longtemps le malaise induit par les contradictions internes d'une espèce sans doute parvenue à son terme ? Comme les dinosaures, allons-nous disparaître un jour sous l'effet des gaz que nous produisons ? Ces questions auraient sans doute mérité mieux qu'un dénouement hâtif et convenu. Mais l'essentiel n'est-il pas qu'elles aient été posées, développées d'une manière imaginative ? Je persiste et signe : Nancy Kress est une merveilleuse paysagiste de l'inconscient.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 402, octobre 2001

Johan Heliot : Reconquérants

roman de Science-Fiction, 2001

chronique par Philippe Curval, 2001

par ailleurs :

Ils ont domestiqué la vapeur et le gaz. Ils glissent dans l'air sur des ailes de cuir où en ballon. Ce sont les descendants des républicains évadés de la Rome antique. Fuyant César à la fondation de l'empire, ils ont colonisé l'Amérique. Quinze cents ans plus tard, ils partent à la reconquête. Dans ce roman chaleureux et subtil, Johan Heliot s'essaye à un nouveau genre, la dyschronie. Hymne à l'amour métisse, aux valeurs de la liberté et au fabuleux formaliste, Reconquérants frise la Fantasy tout en proclamant l'attachement de l'auteur à la mécanique du réel. Ses Hydres combattent des dragons à roues dentées, pistons, chaudières et ses effets magiques ressortissent de la pataphysique. À lire d'une seule traite le matin à jeun.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 402, octobre 2001

Joe Haldeman : la Liberté éternelle

(Forever free, 1999)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2001

par ailleurs :

Pour ceux qui croient que Joe Haldeman n'a écrit qu'un seul roman, la Guerre éternelle, voici une occasion d'explorer à nouveau son univers. Mélange astucieux d'humanisme scrupuleux et d'un vif penchant pour la physique de pointe, ce nouveau roman nous parle des conditions d'accès à la liberté individuelle dans le cadre d'un univers où “ceux qui n'ont pas de nom” rêvent d'uniformisation.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 402, octobre 2001

Neal Stephenson : Golgotha (Cryptonomicon – 3)

(Cryptonomicon, 1999)

dernière partie d'un roman en trois tomes

chronique par Philippe Curval, 2001

par ailleurs :

Le troisième et dernier tome du Cryptonomicon tient son pari de mener le fol suspense jusqu'à son terme. « À quoi rime tout ce bordel ? » me demandai-je avec l'un des héros, lors de ma critique initiale de ce roman “paranoïaque-cryptique”. En donnant au passage un coup de pied au “culte”, je dirais : « à quelques bonnes journées de délassement intelligent ».

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 402, octobre 2001