Chroniques de Philippe Curval

Stephen Baxter : les Vaisseaux du temps

(the Time ships, 1995)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1999

par ailleurs :
Sauce temporelle

En France, parmi les drogues dures utiles à la création littéraire, la sauce hollandaise me semble l'une des plus exaltantes et des plus nocives, surtout avec le turbot. Dans les pays anglo-saxons, ce serait plutôt la sauce temporelle qui branche dangereusement les écrivains. Mais la recette reste imprécise et la réalisation aléatoire sans un tour de main rare. L'un des derniers touchés par le vice s'appelle Stephen Baxter. Dans les Vaisseaux du temps, il puise ses sources à l'un des plus vieux livres connus sur la question, source d'interprétations multiples et d'hérésies sans nom, la Machine à explorer le temps de H.G. Wells.

C'est dire combien il faut d'astuces, de combinaisons, de procédés et de technique pour s'attaquer à une œuvre aussi forte, aussi constituée, en pensant la renouveler. Car Baxter n'hésite pas, s'empare du roman original, qu'il développe et approfondit afin de surpasser le maître. Le récit commence donc en 1891, au moment où le personnage de Wells revient de son périple dans l'avenir. Inconsolable de la perte de Weena, la frêle et délicieuse Éloï, il n'a qu'une hâte, repartir en 657208, année où il la perdit.

Les Morlocks ne sont plus ce qu'ils auront eu été. Ces barbares sanguinaires sont devenus d'une rare exigence philosophique, comme en témoigne Nebogipfel, que rencontre le narrateur. Le précédent voyage de ce dernier a profondément perturbé l'évolution, comme il se doit. Et le héros de Baxter, s'il a bien lu Wells, a beaucoup assimilé de fictions spéculatives du siècle suivant pour résoudre l'infinie chaîne de paradoxes temporels que soulève ce retour vers le futur. Dommage qu'il emprunte le style de narration du premier qui, moderne à l'époque, a vieilli par défaut. Quel éditeur accepterait aujourd'hui de publier un texte inédit écrit de cette manière, sans cet alibi ?

Passons sur la forme qui permet des descriptions innombrables et superfétatoires, gonfle le manuscrit façon américaine — bien que l'auteur soit anglais —, pour aborder l'esprit.

En revisitant des univers romanesques, les auteurs de Science-Fiction cultivée introduisent des dissonances de structure telles qu'ils menacent l'existence même des œuvres dont ils s'inspirent. C'est pourquoi ils doivent donner à leurs fictions des assises nécessairement réalistes et logiques pour les restructurer. À ce petit jeu, Stephen Baxter, qui fut mathématicien et informaticien, ne manque pas d'atouts convaincants. Il résout brillamment la plupart des pièges qu'il se prépare et triomphe par K.O. du plus destructeur d'entre eux, la rencontre du voyageur avec lui-même, nécessaire par trois fois au bon déroulement de l'action. Tout en conservant un flegme très britannique à l'égard des conflits psychologiques et sentimentaux de ses personnages. Les tête-à-tête du narrateur avec son double sont frappés d'interdits freudiens. L'histoire d'amour qu'il aurait souhaitée mythique entre le voyageur et Weena ne dépasse pas le stade de la métaphore symbolique.

Non, ce qui importe à Baxter, c'est une spéculation des plus effrénée sur les tumultes du temps et de l'espace, sur l'avenir de l'espèce humaine. En cela, il se révèle fidèle à Wells, dont il reprend les spéculations sociologiques et évolutionnistes en les soumettant à l'épreuve de la modernité scientifique. Ainsi, les Morlocks, génétiquement modifiés, qui n'ont mystérieusement pas changé d'aspect, sont parvenus au faîte de la connaissance. Plus tard, les Terriens, revenus à la suite d'une boucle temporelle au paléocène, fondent une nouvelle histoire des civilisations complètement déviante, qui aboutit à la glaciation définitive de la planète. Sur laquelle règnent d'étranges descendants, les Constructeurs, amas de scories fondus au pelage métallique, capables de s'immerger dans l'océan informationnel de l'univers.

En leur compagnie, le voyageur et Nebogipfel tenteront d'aborder l'origine du temps, partagés entre la volupté du néant et la multiplicité infinie de l'histoire optimale qui contient tous les devenirs et tous les passés de la réalité et du rêve.

C'est dire que les Vaisseaux du temps ne manque pas d'ambition, que l'ampleur de la vision confine parfois au sublime, frôle parfois le mystique. À l'égal de celui de Wells, ce roman laisse en l'achevant cet obscur sentiment de malaise existentiel et de ravissement que ressent le lecteur devant tout ouvrage qui aborde des questions de cette envergure. Pourtant, je dois l'avouer, en procédant à la relecture bénéfique de la Machine à explorer le temps, un défaut essentiel m'est apparu : par rapport à l'original, le brio exceptionnel de Baxter masque une singulière absence d'humanité.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 372, janvier 1999