Chroniques de Philippe Curval

Stéphanie Benson : le Passage

roman de Science-Fiction, 1998

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :
l'Image du paradis

L'image du Paradis n'est pas la même pour tout le monde. La meilleure preuve en est que certains utopistes convaincus n'hésitent pas à s'incarner en Pol Pot pour la mettre en forme. Stéphanie Benson, dans le Passage, nous propose une version ultra-sophistiquée de l'utopie paradisiaque. En 2068, au lieu d'endoctriner, d'emprisonner, de torturer ou de supprimer ceux qui ne pensent pas selon les normes établies, un quarteron d'idéalistes inspirés par un progrès écologique et parapsychologique a conçu un monde protégé : le Sud, à l'abri d'un bouclier infranchissable dû à l'union de forces mentales. Ici vivent les télépathes. Plus besoin d'ordinateurs ni de Réseau, tout le monde communique et la pensée “bio” a entraîné la suppression radicale des gadgets de la surconsommation. À l'inverse, dans la fédération du Nord, l'Europe, les USA et leurs satellites, ont développé à l'extrême les forces obscures de notre civilisation actuelle : fric, violence et technologie prédatrice.

L'Enfer c'est les autres, pensent les habitants du Sud, élitistes et fiers de l'être. Mais tout n'est pas si rose dans ce paradis. La Conscience guide vos actes, des CRS hyperbodybuildés font respecter le Credo. Azrah, dont la mère est restée de l'autre côté du Bouclier, est condamnée au black out télépathique. Elle supplie Corto, créateur désabusé de l'utopie, de l'emmener de l'autre côté du bouclier afin de retrouver sa génitrice inconnue. Le seul signe de reconnaissance qu'elle possède n'est autre qu'une antique disquette laser.

À partir de ces prémisses limpides, Stéphanie Benson nous propose un roman vif, intelligent, subtilement pervers, troisième volume de la série Macno, le Poulpe de la SF.

L'idée d'un point de passage entre le paradis sur terre et l'univers de la réalité contingente, avatar souvent utilisé en Science-Fiction, rend ici un son très neuf, d'autant qu'il emprunte à la mer et au passeur, Sinbad, des accents d'une grande justesse symbolique. Sans jamais recourir à la démonstration pesante, variant les angles d'approche, alternant de courts chapitres d'action et de brèves séquences informatives ou philosophiques, Stéphanie Benson nous ferre à l'hameçon pour nous emmener doucement par bonds jusqu'à son épuisette romanesque, ivres d'épuisement ludique. Car la richesse de sa fiction, pour un nombre de pages limité par le concept de la collection, l'oblige à surfer sur la crête des idées au profit du suspense. Ce qui ne l'empêche jamais, chaque fois que l'occasion s'en présente, d'enrichir son texte d'aperçus vifs et percutants sur les antagonismes et les convergences de l'intelligence artificielle avec la télépathie, le pouvoir et le virtuel, le conflit nature/technologie. Sans compter sa création personnelle de macno, objet d'humour spéculatif, SDF virtuel et chœur antique, qui pose le pied gauche dans la merde de l'Humanité avec la condescendance amusée du clochard céleste. Tout le contraire de Terminator.

Mais j'oublie l'essentiel, sans quoi ce roman ne serait qu'une intelligente Science-Fiction populaire : c'est l'écriture fluide et acidulée de Stéphanie Benson, son acuité qui confère à la réflexion, à l'action et aux personnages un éclairage quasi magique. Jusqu'à présent, la SF féminine et francophone ne se prévalait que de rares réussites et d'un nombre restreint d'écrivaines de qualité. L'énergie spéculative qu'elle développe dans le Passage, le mordant de son style singulier, et surtout l'ambiguïté de son concept d'utopie, incitent à saluer en Stéphanie Benson la naissance d'un auteur de SF à part entière.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 366, juin 1998

Armand Farrachi : les Argolides

nouvelle de Science-Fiction, 1998

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :

Vaut-il mieux jouer avec la Science-Fiction ou laisser la Science-Fiction jouer avec vous ? Tel est le thème de réflexion qu'induit la lecture des Argolides d'Armand Farrachi. Car le fait d'emprunter à l'un des mythes de la SF (et non « au mythe » comme il est écrit dans le prière d'insérer) sa matière romanesque afin d'en théoriser le schéma, puis de le manipuler, conduit nécessairement à une géométrisation de la fiction, puis à l'adoption d'une écriture distanciée. Aussi, les événements surprenants qui égayent les Argolides, la problématique des Astronautes face à la menace de l'espace, au concept d'extraterrestres, même s'ils sont teintés d'humour intelligent, sont repassés au faire, ce qui entraîne une mise à plat du space opera, donc une perte de plaisir.

Heureusement, grâce au principe de sexualité virtuelle, qu'Armand Farrachi propose comme nœud de l'affaire, le doute final est préservé : s'est-il joué de la SF ou la SF l'a-t-elle roulé dans sa farine ?

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 366, juin 1998