Chroniques de Philippe Curval

James Morrow : le Jugement de Jéhovah

(Blameless in Abaddon, 1996)

roman de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :
Faut-il débrancher dieu ?

Si Dieu était reconnu coupable, être damné ne serait pas cher payé, pense le petit juge Martin Candle, qui a toutes les raisons de se venger : souffrant d'un cancer de la prostate en phase terminale, il vient de perdre sa femme dans un accident. Le magistrat engage donc un procès hypermédiatique devant la cour internationale de La Haye pour plaider contre toute théodicée et dénoncer les crimes du malfaiteur suprême.

« Que vient faire la SF dans ce projet ? » demanderont ceux qui n'ont pas lu le précédent volume de James Morrow, En remorquant Jéhovah. C'est que le corps du délit, pesant quatre-vingts millions de tonnes, a été découvert dans une banquise dérivant dans le golfe de Guinée. En attendant la révélation, le Vatican revend Dieu à la confédération baptiste américaine pour treize milliards de dollars. Jéhovah devient l'attraction principale d'un parc de loisir, sous perfusion et en chambre froide. Si Candle veut obtenir son jugement, il lui faut extrader la divine enveloppe.

Toutes les conditions pour écrire de l'excellente Science-Fiction sont réunies ; une hypothèse insolite basée sur l'histoire des religions : Dieu existe ; une extrapolation scientifique plausible : il possède un corps ; un thème de spéculation : doit-on l'accuser de crimes contre l'Humanité, le condamner, le débrancher afin de s'assurer qu'il ne commettra plus de méfaits ?

À partir de ce synopsis limpide, James Morrow se lance dans un époustouflant roman de théologie-fiction où son sens de la caricature, de l'incongru, son réel talent pour faire passer des vessies pour des lanternes, son goût du private joke blasphématoire font merveille. S'attaquant aux sources du libre arbitre, de l'harmonie cachée, requérant contre l'eschatologie et l'ontologie, son Jugement de Jéhovah ne faiblit pas un instant. La visite du corps de Dieu en tenue de plongée donne lieu à d'étonnants échanges verbaux avec les fantômes fatigués des concepts qui peuplent encore le cerveau et la glande pinéale du créateur affaibli par le coma. Diverses questions fondamentales sont abordées (qui a créé Dieu ? ce dernier a-t-il une âme ? s'agit-il d'une vulgaire copie de n'importe quoi ?) à propos desquelles le juge Candle émet quelques paradoxes d'une perfidie jubilatoire à l'adresse d'un Saint Augustin à la libido exacerbée. Même le Diable, Jésus, les filles de Loth et les dinosaures sont appelés comme témoins à charge.

Certes, Morrow s'investit dans sa fiction, finit par admettre son hypothèse de base, ce qui inverse le sens de son propos contestataire et transforme peu à peu la SF en Fantasy. Mais l'humour et la verve stylistique de l'auteur font oublier qu'il puise son sens de la spéculation plutôt dans une critique de la foi qu'aux sources d'un véritable athéisme. Et puis, ce volume n'est que le second d'une trilogie. La Grande faucheuse, l'épilogue attendu, sera peut-être vraiment iconoclaste.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 364, avril 1998

Theodore Sturgeon : la Sorcière du marais

nouvelles fantastiques et de Science-Fiction réunies par Stéphane Bourgoin, 1981

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :

Theodore Sturgeon souffre de n'avoir écrit que deux chefs-d'œuvre sous forme de roman, Cristal qui songe et les Plus qu'humains. C'est pourquoi ses innombrables nouvelles sont si difficiles à trouver en France. Il faut remercier "le Cabinet noir" de nous offrir une réédition de neuf textes parus autrefois dans Fiction et Galaxie, qui révèlent une fois de plus la variété de son inspiration et la farouche subtilité de son écriture.

Le monde est fantastique dans son essence, mais nous en avons pris l'habitude. Nous ne remarquons plus les faits rares, pense Theodore Sturgeon. C'est pourquoi il s'efforce de nous faire pénétrer dans le tissu du songe grâce au naturel, à la spontanéité de ses fictions. Dans la Sorcière du marais, où se mêlent sans discernement Fantastique et SF, son profond amour pour l'Humanité et ses fantasmes, que lui inspire une observation fascinée du réel, nous permettent une approche sensuelle de son intimité narrative. Espérons qu'un jour une intégrale de ses nouvelles rendra à Sturgeon la place qu'il occupe dans la littérature. L'une des toutes premières.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 364, avril 1998

Gilles Dumay : Étoiles vives, nº 3, février 1998

anthologie périodique de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :

Étoiles Vives propose désormais la découverte d'un auteur inconnu ou presque. Dans le numéro 3, deux nouvelles et une étude sur Stephen Baxter nous persuadent que ce jeune écrivain britannique deviendra grand. En particulier "les Hommes-fourmis du Tibet", où la réalité fictive des Premiers hommes dans la Lune de Wells est exploitée en tant qu'objet matériel. Une dérive foisonnante d'originalité.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 364, avril 1998

Lire aussi la chronique du [numéro 7][] et du [numéro 9][]

Stéphane Le Moullec : Parallèles : précis de l'imaginaire

revue spécialisée, 1994-1999

chronique par Philippe Curval, 1998

Ne manquez pas non plus le dernier numéro de la revue Parallèles, au style désormais très professionnel, où les imbrications entre Polar, Science-Fiction et Fantastique sont abordées avec une réelle liberté de ton. Un regard neuf sur la métamorphose des genres littéraires.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 364, avril 1998