Chroniques de Philippe Curval

Clifford D. Simak : Visions d'antan

nouvelles de Science-Fiction [réunies par Jacques Sadoul ?], 1997

chronique par Philippe Curval, 1997

par ailleurs :
Couleurs de l'avenir

« Qu'y a-t-il de plus abject que le fait d'écrire des livres à la main ? » demande Kemp Hart, écrivain impécunieux en perte d'inspiration. « En effet ! C'est une chose honteuse dont on ne parle pas, un point c'est tout. Autant manger avec ses doigts, roter à la face des gens ou se promener tout nu. » répond Angela, amie et consœur. Car, à cette époque où les Terriens n'ont rien à vendre d'autre que leurs romans aux autres peuples de la Galaxie, pas question d'écrire sans un narrateur électronique. Et les modèles haut de gamme sont trop chers. Comment Hart s'en sortira-t-il, lui qui ne possède qu'un modèle antique et délabré ?

Sur ce thème décapant, Clifford D. Simak anticipe d'une trentaine d'années sur les excès du traitement de texte appliqué à la littérature. Avec quel brio et quel calme, quelle profondeur de vue et quel humour tendre il parodie notre futur dans ces "Visions d'antan", première des quatre longues nouvelles rassemblées sous ce titre et pour notre plaisir. Authentique bombe glacée de la SF des années cinquante, il témoigne de la pérennité spéculative de cet écrivain majeur.

Dans "Génération terminus", un vaisseau spatial fonce depuis mille ans vers la Terre promise. L'oubli y a effectué son travail de deuil. Tous les livres ont été désintégrés. Car, comme disait le calife Omar en faisant brûler la bibliothèque d'Alexandrie : « Soit ils disent la même chose que le Coran, donc ils sont inutiles. Soit ils disent autre chose, alors ils sont dangereux. ». Et nul passager du navire stellaire ne veut savoir quel est le sens de son destin. Sauf un. Métaphore d'une Humanité aveugle qui préfère sacrifier ses intellectuels, chercheurs et artistes inspirés au prix d'une vie bien cirée, parcourue sur les patins de l'ignorance.

« Nos sociétés sont entrées dans l'ère de la gestion. La productivité, le profit sont désormais les maîtres mots. Un arsenal de lois écrasent l'individu, dont l'existence s'identifie de plus en plus à une série de numéros. » La révolution anticapitaliste est pour demain. « Qu'à cela ne tienne ! » répond Simak dans "la Maison des pingouins". Les multinationales sauront inventer des programmes pour faire avaler la pilule du bonheur à l'Humanité. En parquant ses moutons bêlants dans le Jurassique, par exemple.

Et même s'il existe quelques spécimens au Q.I. explosif, à l'adaptabilité exceptionnelle, ne devront-ils pas faire télépathe de velours en s'expatriant sur Kimon, comme le héros de "l'Immigrant" ? Car cette planète abrite la crème de la galaxie : des extraterrestres tellement supérieurs à nous qu'ils mettraient Einstein à la maternelle au vu de ses connaissances.

On le voit, pour Simak, si l'avenir n'est pas rose, il est néanmoins réjouissant — ne serait-ce qu'à nos dépens. Surtout parce que l'Homme montre une foi inébranlable en son avenir, qu'il ne peut s'empêcher de croire à son importance dans l'univers. Nul ne connaît d'autre moyen plus efficace, pour faire face au malaise existentiel, que de lutter contre l'entropie. Sachant créer les conditions de sa déchéance, parfois par cruauté, parfois pour se défendre, quelquefois même par générosité, ses efforts de rachat trahissent sa maladresse et son affectivité.

Quoi qu'il en soit, l'être humain n'est pas un animal comme un autre, parce qu'il sait rire et respecter les étoiles, pense l'auteur de Demain les chiens.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 360, décembre 1997

Christian Vilà : Iceflyer

roman de Science-Fiction, 1997

chronique par Philippe Curval, 1997

par ailleurs :

Le cosignataire de Banlieues rouges, première anthologie manifeste de la jeune Science-Fiction française des années 1970, Christian Vilà, publie à nouveau de la SF après un détour par le Polar et le gore. Iceflyer est une bonne série B qui prouve la maturité de son auteur.

En Science-Fiction, le plus délicat est de suggérer de nouveaux concepts au lecteur. Les sigles et noms composés n'y suffisent pas, les descriptions s'avèrent souvent lassantes et les explications envasent le texte. La seule solution consiste à les injecter sans douleur en intraverbale. Ce n'est pas le moindre talent de Vilà que d'y parvenir souvent. Peut-être parce qu'il est punk dans le sang et que ses personnages portent en eux une rage communicative.

Fantasme des banlieues de non-droit, de l'ultramoderne solitude, des corps femelles épilés, bodybuildés, des hybrides regreffés, transistorisés, des boulevards virtuels et des jeux télévisés, Iceflyer transpose à sa manière les aventures de Fu-Manchu et du docteur Cornélius. Car Mat, l'aventurier broyé par le système, tient entre ses mains le destin de l'Humanité que menacent les puissances du Mal. Il ne le découvrira qu'après le baiser final.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 360, décembre 1997