Chroniques de Philippe Curval

Lawrence Sutin : Invasions divines : Philip K. Dick, une vie

(Divine invasions: a life of Philip K. Dick, 1989)

biographie

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :
Je suis une machine

« Mon Dieu ! Ma vie ressemble en tout point à l'intrigue d'une dizaine de romans et de nouvelles que j'ai écrits. » Ainsi s'écriait Philip K. Dick, en 1978. Quelques années plus tard, il communiquait enfin avec l'Intelligence Artificielle qui le manipulait. Dieu avait fait Dick à son image : un écrivain en forme de machine à spéculer sur l'univers.

Ceci pourrait être un des nombreux thèmes développés par Lawrence Sutin dans sa biographie du Maître du Haut Château, Invasions divines. Disons-le tout de suite, ce n'est pas le cas. Contrairement au lyrisme suggestif de la biographie romancée d'Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, parue il y a exactement deux ans, celle de Sutin se présente comme un travail scientifique et méticuleux, dépourvu d'inspiration.

Ici le principe du “pet de travers”, appliqué à la psychologie, conduit à admettre avec réserve que la création n'est souvent qu'un résidu organique. Dans sa volonté louable de faire de la SF une littérature à part entière, celle de Dick particulièrement, Sutin entreprend de prouver page après page que l'auteur d'Ubik, comme tout écrivain de littérature générale, n'a fait qu'emprunter ses personnages et ses thèmes à la vie. Je ne suis pas pour les hagiographies et cette multiplication des livres sur Dick, après tant d'années d'obscur silence, me provoque des bourdonnements d'oreilles. Mais partir d'un principe inverse, c'est-à-dire ôter à un écrivain de Science-Fiction tout ce qui fait sa spécificité, m'apparaît comme une grave tentative de sabordage du genre tout entier.

Dépassant la théorie freudienne du meurtre symbolique du père, Philip K. Dick s'est attaqué au meurtre symbolique de la réalité. Aucun auteur ne saurait bâtir une œuvre assimilable par ses contemporains sans puiser dans son vécu. L'écrivain de SF, celui qui ne commet pas le crime de réduplication, s'appliquera dans le meilleur des cas à en faire une bombe destinée à dynamiter les apparences, à ouvrir des perspectives inédites sur ce qui n'existe pas encore. À l'encontre de ses propres théories réductrices, Sutin nous démontrera avec une minutie qui s'avère passionnante à la longue comment Philip K. Dick s'y est appliqué.

Ainsi, le principe choisi par l'auteur du Dieu venu du Centaure de se considérer comme la moitié d'un être vivant, dont l'autre partie serait sa jumelle morte à sa naissance, va devenir tout au long de son œuvre un moteur schizophrénique qui le conduira au seuil de la folie. Folie qu'il exploitera en tant que matière littéraire afin de subvertir les principes duels qui régissent l'Humanité, mâle et femelle, individu et société, sucré/salé, bien/mal, déviance/raison, mysticisme/athéisme, etc. Équilibriste d'exception, manœuvrier inspiré, agitateur illuminé, son talent réside dans l'insinuation, la persuasion, le retournement de preuves. Paranoïaque aussi, à ses heures, il sait merveilleusement traduire les soupçons quotidiens qui agitent l'âme humaine, dont la mort est l'inspiratrice. Son génie populaire est d'avoir fait admettre à ses lecteurs que leurs esprits sont dérangés, que les soupapes de sécurité mises en place par la société ne fonctionnent pas comme des horloges suisses, que la science n'est qu'une approche inquiétante de l'infinie complexité de l'univers. En cas d'implosion des catégories, le pire peut donc se produire. Même si le pire est souvent chez lui plus excitant que le meilleur inspiré par nos certitudes séculaires.

Sutin relève les preuves de la contamination progressive de l'existence de Dick par ses œuvres, l'effraction de son coffre-fort de pulps par le FBI en 1971, ses visions phosphéniques de 1974, les photocopies qu'il reçut de l'avenir, son poste de radio débranché qui débite des obscénités nocturnes. Malgré ses dérives hippies, son culte des amphétamines, ses séjours volontaires en clinique psychiatrique, ce dernier s'investit avec une telle intensité dans sa création forcenée, dans ses vies conjugales successives, dans son effroi des autres joint au désir de les manipuler, qu'il élève bientôt la somatisation à une forme d'art. Viennent les invasions divines et leur commentaire sardonique qui caractérisent les dernières années de sa vie. C'est toute sa création qui dérivera dans un vertigineux combat mystique contre ce néant menaçant dont il pressent l'inéluctable victoire.

Siva pourrait servir de manuel de communication avec les sphères de l'hérésie multidimensionnelle. À la recherche éperdue de Dieu, Philip K. Dick ne rencontre que lui-même au bout du fil. C'est le seul écrivain dont la théologie truquée s'inspire de la pataphysique.