Chroniques de Philippe Curval

Boris Vian : Cinéma Science-Fiction

recueil d'articles, 1978

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :
Chronique du temps qui vient (3/5)

Un livre à méditer, c'est sans doute Cinéma Science-Fiction, qui vient de paraître chez Christian Bourgois. Il est de Boris Vian et, contrairement à ce que laisse apparaître le titre, il parle de cinéma, de jazz et de Science-Fiction, mais peu de cinéma de Science-Fiction. C'est un recueil de synopsis et d'articles divers parus entre 1946 et 1958. Les plus curieux sont sans conteste ceux relatifs à la SF. Ce sont les premiers parus en France. Il y en a quatre, plus un entretien avec Pierre Kast et une fantaisie appelée "Architecture et Science-Fiction" où Vian résout le problème de l'énergie en construisant une route de Paris à Marseille dont le départ est situé à 40 kilomètres de hauteur, ce qui permet de se rendre d'une ville à l'autre par simple gravité.

Mais revenons à notre sujet. Tous ces articles partent d'un excellent sentiment ; ils sont d'un écrivain qui sentit immédiatement l'importance de ce que cette littérature mettait en jeu. Par contre, ils véhiculent un certain nombre d'informations qui furent, jusqu'à 1970 environ, les idées reçues du public à l'égard de la SF.

L'émotion m'étreint à la pensée que Vian aurait pu en avoir d'autres, ce qui nous aurait évité une grande perte de temps, ou qu'il n'en ait eu aucune, ce qui aurait retardé le départ en France de la Science-Fiction. Car il ne faut pas s'illusionner, à cette époque comme à la nôtre, le milieu littéraire était un monde étanche. L'exploitation commerciale des œuvres reposait en grande partie sur les intuitions ou les découvertes de quelques écrivains reconnus. Si la SF démarra, c'est bien parce que Queneau en parla à Vian et que Michel Pilotin, avec son bagage made in USA, s'en fit le voyageur de commerce auprès des éditeurs. Certes, il ne faut pas nier l'influence de Georges H. Gallet et de Jacques Bergier, travaillant parallèlement à l'avènement de la SF. Mais la caution intellectuelle ne pouvait être fournie que par des hommes de la taille de Queneau.

Ces idées reçues, elles sont simples, candides même, et Vian se fait une joie de les reproduire tout au long de ses articles. Il croit avoir trouvé le bon filon, le joint, la trouvaille séduisante qui va convaincre le public : la Science-Fiction mérite d'être lue parce qu'elle est écrite par des techniciens et des savants plus que par des hommes de lettres ; c'est ce qui lui confère cette qualité anticipatrice qui en garantit le sérieux. Ce point acquis, notre Boris part alors à la conquête du marché, et nous savons bien que ce fut par passion et non par esprit de lucre. Il affirme bien haut que la SF est la version intellectuelle du roman d'aventure, bien supérieure au “roman de police”.

Ainsi, d'un coup, Vian offre toutes les armes à ses futurs détracteurs. Pour ceux qui ont fait leurs humanités, tenants d'un classicisme sclérosé, la SF n'atteint pas le niveau d'une œuvre littéraire. Il s'agit d'une vague vulgarisation scientifique sous couvert du récit d'évasion. Pour achever son entreprise de démolition, Vian décourage ceux qui se passionnent pour le roman populaire car la SF, d'après lui, est un genre intellectuel, difficile à aborder.

Je ne voudrais pas qu'on m'en tienne rigueur : ces conclusions sont caricaturales, mais elles sont incluses dans ces textes qui passèrent pour fondamentaux ; je le sais pour les avoir entendues de la bouche de ceux qui me riaient au nez quand je leur proposais de lire de la SF. (Vérification faite, il est bien possible de rire au nez de quelqu'un tout en lui parlant.)

À décharge, le recueil de Vian ne contient pas exclusivement ces données ; on y découvre aussi de fulgurantes intuitions. Ainsi, il évoque cette “ivresse de la raison” que procure la Science-Fiction. Il déclare que l'imagination fait essentiellement défaut aux écrivains contemporains : « […] les pauvres racontent à vingt ans leur vie qui n'a même pas commencé. ». Il s'attache à souligner l'importance des extraordinaires jeux sur la logique que propose la SF. Il déplore que dans cette « littérature de révolution se trouve aussi le conformisme le plus abject ». Enfin, il soutient que « ceux qui se sont penchés sur cette littérature y ont toujours trouvé pâture à leur goût — et les attaques menées çà et là contre la Science-Fiction émanent pratiquement toujours d'illettrés de la SF. ». Emporté par son enthousiasme, il finit par affirmer, en 1953, que la SF, inventée en grande partie par les Français, revient à son pays d'origine, puisqu'en cette même année, le public dispose de vingt collections et de plusieurs revues.

La courte effervescence que ses propos suscitèrent dans les années cinquante, relayée par nos efforts, n'atteignit pas ces dimensions et finit en eau de vaisselle sous les coups de serpillière de l'intelligentsia.

Vian représentait à cette époque le rare défenseur de l'imagination et de la liberté ; hélas, il n'avait pas la célébrité que lui conféra sa mort pour défendre ce qu'il aimait. Queneau, devant le tollé des intellectuels, s'enferma dans le silence. Nous nous retirâmes sur la pointe de nos machines à écrire afin de survivre jusqu'en des temps meilleurs.

Jack Vance : la Planète géante

(Big planet, 1952)

roman de Science-Fantasy

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

Le chat arrive près de moi, il ne fait pas plus de bruit qu'une cendre de cigare tombant sur une pelouse, les ombres de septembre s'étirent sur la prairie rasée de frais ; une reine-claude s'écrase dans un jaillissement de pulpe sucrée ; des guêpes bourdonnent pour la dévorer. Comme on est bien à la campagne quand il n'y a pas de champ à labourer, de vache à traire ou de cochon à saigner ! La détente idéale avant de poursuivre cette chronique serait de déguster un Jack Vance, mollement allongé sur le hamac tendu entre deux poiriers. La Planète géante pourrait s'y prêter. Malheureusement, on n'y découvre qu'un auteur encore plein de retenue à l'égard de lui-même, une sorte de prégermination souterraine du Vance éclaboussant d'invention qu'on admirera plus tard. C'est une historiette en forme de quête, à peine dépoussiérée d'héroïque fantaisie, avec, par moments, de belles envolées conceptuelles.

En 1951, les grands anciens de l'âge d'or veillaient encore ; il était difficile de s'affranchir de leur tutelle tutélaire. Vint le raz-de-marée des Sturgeon, des Padgett, des Brown et des Sheckley, qui emporta la SF vers sa modernité.

Robert Sheckley : Douces illusions

nouvelles de Science-Fiction réunies par l'auteur [et Robert Louit ?], 1978

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

Permettez-moi donc de revenir avant les vacances et de vous parler d'un Robert Sheckley [ 1 ] [ 2 ], Douces illusions, paru chez Calmann-Lévy. Sans hésiter, je vous confierai que "Bienvenue au cauchemar classique" est ma nouvelle préférée. Peut-être est-ce la plus pessimiste de toutes les nouvelles que j'aie jamais lues, parce que la plus logiquement, la plus sobrement désespérée. Point ici de démonstration de violence à grand renfort de fornication, de viol, de torture, de masturbation, de bagarres, d'invectives. Point de lyrisme de pacotille, de modernisme de bazar, de parler-punk pour convaincre. Non, une dialectique limpide, un style net et dépouillé au service de la corrosion de nos sociétés. Qu'arrive-t-il, en effet, quand Johnny Bezique, préparé depuis longtemps à rencontrer une civilisation extraterrestre supérieure à la nôtre, se trouve en face d'une utopie à faire pâlir toutes les utopies ? Un monde où personne ne gouverne, où tout le monde se conduit au mieux pour jouir de la vie, dans sa plénitude, sans jamais nuire à son voisin, où l'information, la connaissance servent à régler le comportement de chacun. Notre Terrien ne peut y croire ; il s'efforce alors par l'action de démonter le mécanisme de l'illusion en provoquant les individus jusqu'à ce qu'ils manifestent leur agressivité et fassent craquer ce vernis superficiel d'urbanité que leur a imposé le conditionnement culturel. Ce traitement n'a aucun effet. Bezique a beau provoquer des automobilistes en leur faisant des queues de poisson, ridiculiser les moniteurs venus pour le convertir, ses soi-disant adversaires lui opposent toujours la même sérénité. Jusqu'au jour où l'un d'eux admet la vérité : « Nous sommes des gens directs, équilibrés, sensés et confiants, et vous, les Terriens, des êtres agressifs, instables, à l'esprit incroyablement tortueux ; nous serons fatalement dominés par vous. ».

Conclusion : les habitants de Loris offrent à Bezique de devenir leur empereur et ils envahissent la Terre. Le cauchemar classique, quoi !

Dans cette nonchalance caustique à démontrer l'inanité des efforts de l'Humanité pour maîtriser ses pulsions agressives, Sheckley ne se montre-t-il pas plus révolutionnaire que bien des auteurs dits politiques ? Et l'humour ne rend-il pas sa démonstration plus serrée, plus évidente que dans bien des œuvres fuligineuses ? Sans aucun doute à mon avis. Le reste du recueil est là pour me conforter. D'autant que certains de ces textes sont parus dans Playboy. Voilà ce que j'appelle de la subversion.

Et le miracle veut que cette anthologie ne soit pas un ramassis, pas une de ces compilations bâclées à partir de quelques recueils parus outre-atlantique. Les nouvelles sont choisies et présentées par l'auteur ; leur thème en est l'illusion. Sheckley s'y entend pour nous l'injecter sous toutes ses formes, de l'illusion du cauchemar à l'illusion des illusions. Qui ne s'en fait aucune, sur quelque sujet que ce soit, n'a pas de préjugé. À croire que : « […] l'ultime illusion consiste à croire qu'il existe vraiment quelqu'un qui passe son temps à s'illusionner tout seul sur la réalité ». Car cet observateur ne pénètre jamais au cœur de l'illusion.

« Le passé n'est finalement que le cadre du probable dont les aboutissements possibles se devinent dans le comportement de chacun dans son présent. » écrit Sheckley dans la dernière nouvelle, "En un pays aux couleurs claires", la plus tendrement douloureuse du recueil. Comment reconnaître son prochain, sur une planète où l'on se réincarne en permanence. Sur Kaldor V, l'observateur anonyme ne pourra que suivre les ahurissantes péripéties de l'existence sans jamais les saisir, de métamorphose en métamorphose, d'amours éphémères en brûlantes orgies, il ne pourra que s'effacer devant la vie. Les souvenirs de ce qu'il a vécu intensément glissent sur sa mémoire comme la rosée sur le pétale. Tout s'oublie puisque tout se refait. Alors, à quoi bon prévoir, à quoi bon réagir ; il n'est pas possible de remonter aux sources : elles sont mouvantes, incertaines, injustifiables, injustifiées. Personne ne peut s'en remettre aux origines sans mentir, à moins de se référer à l'illusion. Mieux vaut vivre en se coulant dans le moule des choses puisque celui-ci se déforme au moindre contact. C'est peut-être ça, la “douce illusion”, le moment où l'on a tellement mâchonné de réalité qu'elle s'étire, comme un chewing gum, et explose comme une bulle sur les lèvres d'une teenager.

Tout ceci pour dire que j'aime Sheckley et qu'il m'apparaît comme un géant dans cet univers sans humour. Le reste est littérature.

Maxime Benoît-Jeannin : la Terre était ici

roman de Science-Fiction, 1978

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

Je ne veux pas dire là que toute la Science-Fiction devrait être faite par Sheckley, mais qu'il serait bon qu'un certain nombre d'auteurs tirent profit de sa lecture. Maxime Benoît-Jeannin par exemple. On ne peut pas dire que la Terre était ici soit désopilant ; ni que ce soit un livre original. On dirait plutôt une compilation ratée de Spinrad, Moorcock et Lautréamont, avec un zeste de Platt, de Bukowski ou de Crumb, au choix. Côté scénario, c'est un banal mélo manichéen. D'une part, vous avez les tueurs nobles et fous, les loubards de la bande à Chronos, de l'autre, les tueurs immondes du colonel Ombrog. Les uns comme les autres se font mettre la main à la braguette par leurs pouffiasses mais, quand les uns assassinent, « c'est le pied », quand il s'agit des autres, « l'abomination de la désolation ». Ils sont tous aussi fascistes, racistes, phallocrates et enlèvent les filles de milliardaires comme n'importe quel disciple de Manson, mais les uns portent en eux la révolte salutaire, les autres sont les valets du pouvoir. Restent les incertains, comme Wodd, le pédé (sic), qui préfère se retirer du monde à sa première déception amoureuse. Tout ceci se passe sur Terre, dans l'avenir, au moment où l'atroce dictature des astrologues va s'écrouler sur Liparis, sous la pression des loubards révolutionnaires de Station 5 et les ténébreux complots de la pseudo-société libertaire de Mars.(1)

J'entends certains grincer derrière leurs gencives : « Ce vieux con n'a encore rien compris ! ». Je n'ai peut-être rien compris, mais j'ai lu, comme j'ai lu Walther, Houssin, Hubert, Durand, pour ne citer que des auteurs français ; chez ces derniers, sous le feu des phrases, j'ai ressenti une émotion, j'ai découvert une personnalité, des idées, j'ai participé à leur violence, à leur folie, à leur exaltation, leur délire. Ici, rien, même pas la Terre. Observez : tout est vide et répétitif, les gens n'ont pas de corps, le décor est abstrait, convenu, et ces personnages désincarnés sont issus de chromos bientôt aussi démodés que l'Angélus de Millet. Malheureusement, Maxime Benoît-Jeannin n'est pas Dalí pour en parler.

Il ne parle pas non plus de nous, de vous, ni de personne et le déclare : « Le peuple est absent de ce roman, parce qu'à Liparis, il avait été réduit par la caste des astrologues à une figuration passive. ». Politique, ça, n'est-ce pas ? Sans doute est-il plus facile de faire des romans politiques sans le peuple. Il gêne dans le déroulement de l'action, il perturbe l'écriture. Mieux vaut parler à sa place, ou faire parler les loubards fous qui en ont dans la culotte plutôt que de s'inquiéter de la piétaille intoxiquée par les médias. Personnellement, je préfère relire Zola. Ce n'était pas de la Science-Fiction, mais ça parlait des gens et de leurs préoccupations, de leurs désirs, de leur marche secrète vers la révolution, malgré ceux qui prétendent penser à leur place depuis des millénaires.

D'écrire ce texte m'attriste tant que je ne me révolterai pas contre le sort que Benoît-Jeannin fait à Bakounine, qu'il traite comme n'importe quel Karl Marx en lui faisant porter la responsabilité d'une dictature sur une Mars du futur. Après tout, pourquoi pas ? Enfin, heureusement qu'il n'a pas mêlé Stirner à l'affaire, sans quoi j'eusse tiré mon revolver à eau.

Dommage que Bernard Blanc ait publié ce livre après la magnifique réussite de Jean-Pierre Hubert. Avec Mort à l'étouffée, j'avais vraiment pris espoir. Politique, la SF ? Sûrement. Mais pas à n'importe quel prix. Aujourd'hui, en France, presque tout le monde sait écrire. Maxime Benoît-Jeannin aussi ; et même avec un rythme, sinon une qualité d'écriture qui m'a forcé à lire son livre jusqu'au bout. Mais si tout le monde croit avoir quelque chose à dire, bien peu ont quelque chose à raconter. Dans ce cas, il vaut mieux s'engager dans l'action révolutionnaire, sinon on risque de s'aigrir et de verser dans la nouvelle philosophie.


  1. Quelle confusion ! J'ai toujours aspiré à une déontologie du terrorisme. Heureusement, la Terre était ici n'enlève rien à l'action des mouvements anarchistes.