Articles de Philippe Curval

Robert Sheckley ou l'Enchanteur paranoïaque

chronique littéraire, 1963

article de Philippe Curval

par ailleurs :

Il y a des Humains qui s'étonnent d'un rien, d'autres, au contraire, qui ne croient même pas à ce qu'ils voient ; Robert Sheckley, lui, fait partie de cette troisième catégorie si rare qui, devant l'assaut du merveilleux, pense : C'est un vulgaire et banal petit incident supra-normal. C'est parce qu'il est certain de n'être jamais pris au dépourvu qu'il peut, sans se départir de son calme souriant, nous entraîner dans les aventures les plus farfelues comme les plus tragiques ; son humour grinçant le protège des machines, des extraterrestres, des civilisations qu'il crée. Mais, si l'enchanteur est certain de la bonne qualité de ses sortilèges et entretient à leur égard des relations de bon aloi, ses héros en font malgré eux les frais.

Pour Sheckley, l'Homme est un éternel gogo qui se trouve toujours mieux ailleurs qu'à l'endroit où il vit, et accepte ainsi n'importe quel projet de voyage qu'on lui propose, quitte à subir les terribles conséquences de ce goût inné de l'exotisme ; de même, il ne sait jamais rien refuser quand on lui offre quelque chose, convaincu des bonnes intentions de ses prochains, parmi lesquels il englobe toutes les races de l'univers, et, là encore, le réveil sera douloureux. Ainsi, dans "Quelque chose pour rien", un homme découvre chez lui une machine qui permet de réaliser tous ses souhaits. Il profite largement de l'aubaine jusqu'au jour où un petit individu lui présente une note fabuleuse en échange des services rendus, addition qu'il ne peut naturellement pas solder. Pour rembourser la compagnie, il devra travailler des milliers d'années dans une carrière. C'est à ce moment qu'il se souvient que son dernier souhait avait été l'immortalité…

Sheckley ne se lasse pas de précipiter ces êtres pleins de bonnes intentions, sortes de missionnaires avides et présomptueux, que sont les John Doe, Durand ou Dupont made in USA, parmi lesquels il vit, à travers les mille traquenards que la galaxie recèle ou que nos lointains successeurs du futur fourbissent. C'est là que sa verve s'épanouit pleinement ; quand il imagine l'homme américain poussé par son souci de confort à des crédits si longs que ses descendants doivent les assurer durant plusieurs générations et ne peuvent jamais réaliser les rêves de leur adolescence, comme dans "le Coût de la vie". Ou alors, comme dans "le Prix du danger", quand il mène si loin les conséquences des jeux télévisés que les candidats jouent, pour quelques milliers de dollars, leur propre vie.

« Les extraterrestres sont souvent de couleurs vives. » nous dit-il avec sérénité, et, quand ils accueillent les Humains, leurs réflexions sont peu flatteuses : « Oh ! Incroyable, étrange, ridicule, choquant, disgracieux. ». Pourtant, les astronautes, ces jeunes hommes tellement imbus de leur science et de leur mission, si pénétrés des principes qu'on leur inculque qu'ils n'en doutent plus et réussissent, ces “êtres excessifs”, gonflés d'orgueil, soucieux de justice — car sur Terre rien n'est interdit ; il y a une loi contre l'interdiction — vont se ridiculiser à travers l'univers, jusque dans les coins les plus reculés des systèmes les plus éloignés. La part la plus importante de l'œuvre de Sheckley est consacrée à cette geste grotesque qu'il nous conte avec une satisfaction évidente.

La nouvelle intitulée "Tout ce que nous sommes" est sans doute l'une de ses plus significatives. Nous y assistons à une tentative de premier contact sur une planète pastorale. Les indigènes sont accueillants mais ils s'évanouissent quand un Homme leur parle car son haleine est insupportable, ou alors ils s'endorment en écoutant le discours du chef de la mission humaine car ses gestes ont un pouvoir hypnotique — d'ailleurs un pont s'effondre lorsqu'il élève la voix. On cherchera à compenser ces maladresses involontaires : on serre des mains et les pauvres créatures subissent d'atroces brûlures à notre contact. Malgré la bonne volonté réciproque, la tentative est un échec. Lorsque les Hommes s'en vont, on s'aperçoit que tous les bois qu'ils ont touchés, les sculptures, les objets utilitaires, les murs des maisons rebourgeonnent à nouveau.

Car malgré ce jugement sévère sur la laideur, la bêtise et la vanité américaines, Sheckley croit en l'Homme, en sa force d'expansion, en sa curiosité. Il a conscience de son isolement au sein de l'univers. La société est le fruit de cette escroquerie à la peur, mais il fait confiance aux solitaires et aux aventuriers, à cette version améliorée de l'Homme des cavernes, chétif et débrouillard, qui survit à toutes les tentatives d'asservissement. Ainsi, dans "l'Homme test", "Retour aux cavernes", "Permis de maraude", les individus asociaux triompheront des difficultés qui les assaillent.

Mais c'est surtout ses deux héros favoris, Arnold et Grégor (que l'on voit apparaître sous des noms divers dans le Galaxie français, par un curieux souci de francisation), propriétaires et employés de l'Ace Compagnie, spécialistes de la décontamination planétaire, qui, soucieux d'importants profits, osent entreprendre les contrats machiavéliques que les grands trusts ont refusés. Ils ont les yeux plus gros que le ventre, mais bénéficient de cette chance radieuse qui sourit aux audacieux. C'est parce qu'ils n'emploient pas les moyens usuels, qu'ils sont inconscients et débarrassés de vains préjugés, qu'ils réussissent là où tout autre aurait échoué. Ainsi, dans "la Bataille des invisibles", "un Vieux rafiot trop zélé", "une Race de guerriers", "une Tournée de laitier", "S'il vous plaît, machine !", Arnold et Grégor viennent à bout des pièges les plus dangereux que leur propose le destin et auquel leur avidité les prédispose.

Sans doute "Fantôme V" est-elle la nouvelle la plus exemplaire de cette série. Nos deux héros sont conviés à décontaminer une planète réputée hantée. Chaque fois que des colons s'y sont installés, ils sont morts de frayeur. Arnold part sur Fantôme V et, la première nuit, apparaît une chose…

« […] haute de trois mètres, avec une forme vaguement humaine, sauf la tête qui était celle d'un crocodile. L'ensemble était rouge avec des rayures violettes sur toute la longueur du corps.

» “Bonjour,” dit-il, “je suis l'Accrocheur à rayures violettes ; j'accroche des Arnold et en général je les mange à la sauce au chocolat.” »

C'est alors que les deux hommes comprennent le secret de Fantôme V : un gaz rare y matérialise les cauchemars de l'enfance. Arnold se débarrassera successivement de l'Accrocheur, du Suiveur et du Grogneur en utilisant les mots magiques adéquats et nettoiera la planète de toute trace de gaz dangereux.

Cependant, les propriétaires de la Ace Compagnie ne parviennent pas toujours à juguler l'adversité. Ainsi "la Clef laxienne" se termine sur la déroute complète des deux héros, qui ont acquis une machine productrice d'une tonne de poudre grise par jour et que l'on ne peut stopper si l'on ne possède l'improbable clef laxienne. C'est d'ailleurs à cette hostilité latente des machines que Sheckley consacre une part importante de son œuvre. Que ce soient les astronefs de sauvetage, le désintoxicateur alcoolique portatif IBM, le réducteur d'angoisse Bendix ou le Protec, toute cette ferraille est affligée d'une malignité dangereuse ou d'une folie contagieuse.

Dans une machine-hôpital, deux robots-docteurs conduisent une machine à gazon :

« “Qu'est-ce qui ne va pas ?” demande le robot-docteur chef.
— “Elle se prend pour un hélicoptère.
— Ah ! ah ! encore une maniaque du vol ; elle a l'air pourtant bien gentille.
— Le surmenage. Elle s'est esquintée sur l'herbe trop coriace.
— Je suis un presse-purée.” dit la tondeuse à gazon avec un gloussement. »

Tout objet de métal, tout mécanisme comporte un piège dans lequel il ne fait pas bon se risquer, et la fréquentation des machines n'est pas de tout repos, estime Sheckley. Pourtant, les robots, au contraire, sont pourvus d'une humanité et d'une tendresse infinies à l'égard de l'Homme ; ce paternalisme souriant les amène quelquefois à les considérer comme leurs enfants, tout en dosant ce sentiment d'une certaine nuance de respect. Ils prient la divinité interdite de la combustion et sont affligés d'épidémies de rouille qui les apparentent à bien des travers humains. Cependant, ils sont bien plus raisonnables et ne se livrent à des excès que lorsque l'Homme les y contraint. Ainsi, dans "l'Homme test", un robot est amené à commettre des maladresses de plus en plus dangereuses à mesure que son maître, un malchanceux inné, devient de plus en plus adroit.

Comme tous les auteurs américains qui stigmatisent leur civilisation et repoussent de toutes leurs forces l'American way of life, Sheckley se montre peu tendre envers les femmes. Elles aussi sont expertes en pièges et traquenards qui amènent l'homme à la reddition. Un goût de meurtre existe entre ces deux races ennemies, et, dans l'un des chefs-d'œuvre de l'auteur, "la Septième victime", le héros, qui espère accomplir son septième meurtre et accéder ainsi à un grade supérieur au sein d'une civilisation où le crime est considéré comme un des beaux-arts, se laissera attirer par une femme qui le tuera. Il deviendra ainsi sa septième victime et lui permettra d'acquérir une notoriété plus grande. Mais on trouve aussi chez Sheckley des jeunes filles qui possèdent un centre de gravité très bas, des “épouses modèle pionnier”, qui laissent supposer qu'il est fort capable de temporiser avec la guerre des sexes.

À partir de tous ces thèmes terre-à-terre, de cette satire voilée de l'homo americanus, de cette extrapolation constante des petits incidents qui piègent la vie courante, Robert Sheckley, par la grâce de son imagination débordante, sait construire des nouvelles d'un réalisme fantastique qui est le sceau de toute bonne Science-Fiction. Il n'est pas question ici d'ergoter sur l'expression et de savoir si oui ou non le terme est propre, si c'est un néologisme disgracieux vide de sens, et de faire un subtil distinguo avec la fantaisie. Il est bien évident que la science a peu de commerce avec Sheckley et que la fiction est son royaume, mais il est également certain que son œuvre se situe dans les limites extrêmement vastes de la Science-Fiction. Digne successeur de Lewis Carroll, il a su intégrer toutes les possibilités de l'exploration interplanétaire au monde baroque de son maître et, par la grâce d'un style précis et suggestif, nous révéler les dangereux enchantements de demain. Il a su également apporter sa contribution au bestiaire de l'imagination et créer une quantité d'animaux extraordinaires que nous ne pourrons jamais oublier : le Derg validusien qui prévoit le futur et nous protège des gampers, mais qui se fait manger par un trang tout en nous prévenant que nous n'avons rien à craindre de ce dernier si nous ne lesnerisons pas ; les Queels, grosses boules de laine imputrescible, incombustible et irrétrécissable qui s'effiloche dans les astronefs ; les Frigels, qui sont fixateurs de froid lors qu'on supprime la pesanteur ; les Smags, dont la taille s'amenuise lorsque la gravité augmente ; ainsi que toute une gamme d'extraterrestres dont les jeunes éclaireurs de la planète Elbonaï, qui chassent sans répit le mirrash, qui est, comme chacun sait, le scaphandrier spatial des Hommes.

Mais l'incomparable enchanteur sait que les fées ne protègent plus les Hommes et que ces sortilèges ne peuvent être vaincus que si l'être humain acquiert des possibilités nouvelles. C'est avec "le Clandestin" et surtout "les Spécialisés" que Sheckley nous introduit dans le monde des mutants qui, débarrassés des scories d'une civilisation grossière, sauront faire survivre notre descendance avec les nouveaux atouts qu'ils découvriront en eux. Il n'est pas déplaisant de rêver qu'un jour nous pourrons peut-être devenir “poussoir” d'un astronef composé de créatures diverses et connaître enfin la véritable utilité de l'Homme. Même si nous n'avons pas la chance d'être découverts par cette symbiose d'extraterrestres, il nous restera la consolation de rêver à ce pays d'utopie : Tranaï, sur lequel, contrairement à la Terre, « tout ne se complique pas par des tabous masochistes qui vous interdisent de détruire même ce qui vous persécute ».

C'est ce pays idyllique où l'on ne divorce pas, mais où l'on se tue pour faire place à l'amant de sa femme, où les percepteurs, masqués et vêtus d'une cape couleur de muraille, vous détroussent dans la rue, où l'on déperfectionne les robots afin qu'ils commettent des erreurs et que l'on puisse se défouler en les détruisant, où les femmes dorment dans leur derssin en attendant d'être réveillées par le bon plaisir de leurs maris, et jouissent enfin de l'existence lorsque celui-ci est mort alors qu'elles ont conservé leur jeunesse.

Bien sûr, Tranaï est trop loin encore pour les faibles possibilités des vénusiks, mais le jour viendra où nous pourrons enfin nous enfuir vers ce monde souriant et dangereux que Sheckley tricote pour nous bien loin dans une nouvelle galaxie.