Articles de Philippe Curval

Appellation d'origine incontrôlée

inédit sur papier, 2012

article de Philippe Curval

par ailleurs :

C'est à la demande de Richard Comballot que j'ai écrit ce texte en toute liberté sur les débuts de la Science-Fiction en France. Il devait servir à introduire un recueil de mes nouvelles, de mes textes critiques et de mes décollages dont le projet était envisagé par plusieurs éditeurs qui, depuis, n'ont pas donné suite. Comme il me semblait intéressant de raconter à ceux qui n'en ont jamais entendu parler, ou l'ignorent en grande partie, cette passionnante aventure qui me tient toujours chaud au cœur, j'en ai donné quelques aperçus à la dernière convention française qui s'est tenue à Semoy en août 2012. Sous l'aile pixellisée de Quarante-Deux, en voici l'intégralité.

Ceux qui comme moi s'intéressent au futur ont en général la mémoire courte ; le passé leur semble un résidu de tout ce qu'ils ont aimé, peuplé de souvenirs flétris, réinventés, peu en rapport avec ce qu'ils ont réellement vécu, fort loin de ce qu'ils vivent aujourd'hui. L'histoire est un tombeau que je n'apprécie guère d'ouvrir, car on n'y trouve que les ossements de nos plus beaux rêves, enroulés dans les guenilles de nos sentiments défunts. Et l'odeur de poudre qui fut celle des combats s'est transformée en odeur de poussière après un demi-siècle de lutte.

Voilà pourquoi je n'avais guère envie, a priori, d'écrire ce texte, préface, enfin je ne sais quoi sur ce qui s'est passé au début des années cinquante lorsque la Science-Fiction a été introduite en France sous ce nom. Alors qu'elle y bénéficiait jusqu'alors d'un salutaire incognito, qui permit à des écrivains d'exprimer librement leurs penchants pour la conjecture, la fiction spéculative, sans être qualifiés d'“auteurs de genre”.

Par contre, je ne renie pas le choix que j'ai fait de m'engager dans cette voie, en produisant des articles, des critiques, des essais, des nouvelles, des romans pour redonner souffle à la littérature de l'époque, veuve du Surréalisme et enceinte du Nouveau Roman. Depuis que j'avais décidé de me consacrer à l'écriture, au sortir de l'enfance, il me semblait indispensable de créer un mouvement littéraire qui s'intéresse au présent en terme d'avenir et à l'avenir en terme de présent. De mon point de vue, l'essentiel pour un écrivain c'est de donner à voir à ses lecteurs les mutations de la société, l'évolution des mœurs, la complexité des sentiments qui caractérisent son époque. Aussi, me semblait-il urgent de bousculer les règles de la littérature psychologique en y apportant un souffle nouveau, pour accompagner le développement rapide de la connaissance scientifique, l'irruption exponentielle de la technologie, l'intervention d'armes redoutables dont j'avais constaté les effets à Hiroshima. Déjà, l'invention du laser me semblait riche de développements ultérieurs. L'arrivée des antibiotiques promettait à moyen terme une augmentation de la population dont les conséquences seraient considérables. La naissance d'une ville comme Sarcelles semblait augurer d'un nouveau mode de vie urbain. L'arrivée de la télévision, puis de l'informatique promettait une diffusion de plus en plus étendue de l'information, de l'image et du son. Le lancement de la première centrale nucléaire préludait à la guerre des énergies. Celui de Spoutnik nous ouvrait les voies de l'espace. La création de l'Europe allait provoquer des secousses considérables. Par la suite, les progrès de la génétique, de la thérapeutique, le culte des icônes, les vertiges de l'argent facile, la faim dans le monde, les modifications du climat, l'intensité des flux migratoires, la désertification rurale, la surenchère des conflits idéologiques et religieux, la généralisation de l'internet, la mondialisation sont venus apporter d'autres raisons d'écrire sur nos sociétés en pleine métamorphose.

Depuis que la Science-Fiction s'est diffusée plus largement au fil du temps avec des périodes de succès et de désamour, qu'elle a infiltré la publicité, le cinéma, les médias, la littérature générale, les arts plastiques, paradoxalement, une partie de ses auteurs, ses lecteurs, ses fans l'ont organisée en système fermé, avec pour conséquence sa relégation au rang de genre marginal. Son concept d'origine n'a plus vraiment cours ; même aux yeux de certains, il apparaît comme obsolète. Le genre — si genre il y a — n'est plus que l'ombre du mouvement de libération, d'invention qu'il a été, malheureusement retranché dans le ghetto qui le guettait.

Il existe aujourd'hui aux États-Unis, au Canada, en Angleterre, en Australie d'excellents auteurs (d'Iain M. Banks à Greg Egan et de Robert Charles Wilson à Stephen Baxter, tout récemment Peter Watts, Paolo Bacigalupi, la liste serait trop longue pour tous les citer ici) qui perpétuent un travail de recherche, d'innovation. Mais la plupart des écrivains anglo-saxons d'aujourd'hui, spécialisés à outrance, ne produisent que pour un public fanatique, sourcilleux, connaisseur du folklore, des codes, des références, de la quincaillerie du space opera, oublieux de ce qui faisait la nouveauté, l'originalité de la Science-Fiction. Une formidable machine littéraire qui permet de renouveler ses thèmes à perpétuité puisque ceux-ci évoluent avec la transformation rapide de nos sociétés, qui induit une métamorphose de l'être humain, de son comportement, de son environnement. Quant aux jeunes écrivains français de talent qui se sont révélés ces dernières années, ils ne se soucient guère de perpétuer son approche spéculative. Certains préfèrent écrire de la Fantasy, féerie, trollerie, se réfugient dans le genre steampunk que j'appelle rétrocipation. Il est confortable — et parfois plus rentable — de se livrer à une spéculation futuriste sur le passé en s'appuyant sur une documentation, que de se risquer dans un véritable engagement. Même si ces romans sont agréables à lire, intelligents, qu'il existe d'excellentes réussites dans le genre, cela reste souvent un travail universitaire de compilation-transformation. D'autres pratiquent un art d'agrément dont l'ambition repose sur le désir d'évasion du lecteur qui est consubstantiel à la Science-Fiction, de préférence quand il devient créateur d'idées nouvelles. Quelques-uns — pour lesquels j'avoue mon penchant — privilégient la recherche, la littérature fusion. Et, s'il existe encore de rares écrivains passionnés pour lesquels le mot Science-Fiction possède un sens, il me coûte d'affirmer qu'actuellement, en France, ce mouvement littéraire pour lequel j'ai tant milité me semble — par rapport aux objectifs d'origine qui firent son succès — atone, amorphe, apathique, avachi, endormi, faible, inconsistant, indolent, inerte, léthargique, lymphatique, nonchalant, passif, ramolli, sans ressort.

Et cela, sans doute, parce que l'appétit d'avenir a disparu du rêve européen. Que nos concitoyens, plombés par notre décadence, dont les acquis sociaux que leurs parents avaient mis un siècle à conquérir sont rognés peu à peu, lobotomisés par l'État roi, floués par les banqsters de la planète mondialisée, n'envisagent plus leur futur qu'avec effroi. Qu'ils se réveillent et je remballe mes synonymes calamiteux dans mon dictionnaire !

Plus triste, la plupart des jeunes lecteurs (et des jeunes écrivains) ignorent même les fondateurs et leurs successeurs qui ont imaginé des lendemains qui paraissent vieillis pour les lecteurs d'aujourd'hui, alors même qu'ils comportent des thèmes si originaux qu'ils sont éternellement repris par des auteurs contemporains. Leurs œuvres sont riches d'enseignement, d'émerveillement ; dans les meilleurs cas, leur intérêt littéraire ne faiblit pas, ou, avec le temps, révèle de formidables intuitions. Le plus souvent, romans et nouvelles offrent des aperçus inédits sur des avenirs parallèles qui n'adviendront probablement jamais. C'est pourquoi ils conservent le charme du mystère.

C'est en leur hommage que l'envie me saisit de retrouver la fraîcheur et l'innocence, l'intelligence et l'inventivité de ceux qui ont propagé la Science-Fiction en France. Tenter de l'exprimer. C'est de cela et de ses conséquences que je veux parler, d'une manière qui ne sera ni historique ni universitaire, tout à fait subjective, plutôt sentimentale que théorique, sans doute entachée d'erreurs de date, de lacunes, d'omissions. Je ne revendique qu'un seul mérite, celui de la sincérité, même si d'aucuns la taxent à tort de naïveté suspecte.

En peu de mots, voici comment s'est effectuée officiellement, en France, l'introduction du genre, made in USA. D'abord par la parution de quelques nouvelles dans des revues, des journaux qui ignoraient innocemment ce qu'ils publiaient, de France dimanche à Boléro, de romans isolés, comme les Humanoïdes de Jack Williamson, puis de deux collections en 1951, "Anticipation" au Fleuve noir, "le Rayon fantastique" chez Hachette/Gallimard, accompagnées par la publication de plusieurs articles, dont celui de Raymond Queneau dans Critique en mars 1951 et de Boris Vian et Stephen Spriel dans les Temps modernes en octobre de la même année. Basés sur le slogan : “un nouveau genre littéraire, la Science-Fiction”. En 1953, la diffusion dans le public de ce concept devait se concrétiser par l'apparition simultanée de deux revues, Fiction et Galaxie, au moment même où la librairie de la Balance, à Paris, se spécialisait, ouvrait la première exposition, Présence du futur, dont le retentissement fut très large dans le milieu intellectuel français.

Depuis des années déjà, je collectionnais, lisais, écrivais de la Science-Fiction sans le savoir. Au commencement de mon adolescence, en même temps que je prenais possession de ma première machine à écrire Hermès Baby, suivie dix ans après par une merveilleuse Smith Corona électrique, je courais les quais, les bouquinistes, les libraires, les bibliothèques à la recherche de romans d'“appellation d'origine incontrôlée”. Tout ce qui ressemblait à ceux de mes auteurs préférés, H.G. Wells, Jacques Spitz, Maurice Renard, J.-H. Rosny aîné, Edgar Rice Burroughs, René Barjavel pour ne citer que ceux qui me viennent à l'esprit et portaient parfois le label de “romans extraordinaires”. Poursuivant ma recherche dans les collections populaires, traquant des titres évocateurs chez les éditeurs les plus obscurs, j'accumulais ainsi un trésor dont la plus grande partie sera décrite deux décennies plus tard dans l'Encyclopédie de l'Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science Fiction de Pierre Versins, qui augmentera considérablement le nombre d'ouvrages recensés, suggérant l'idée d'une littérature conjecturale traversant les siècles depuis l'Épopée de Gilgamesh, 3 000 ans av. J.-C. Ce qui est contestable, mais séduisant.

Comme je ne suis pas collectionneur et que le plaisir de vivre m'intéresse plus que la possession, je fus amené, un jour de dèche absolue, à vendre cet ensemble rare à Valérie Schmidt — dont la librairie voisinait celle du Minotaure, spécialisée dans le cinéma, que je fréquentais assidûment. J'avais appris qu'elle y préparait une exposition sur la Science-Fiction ancienne et moderne. Afin d'augmenter le fonds avant la transformation, puis l'exposition inaugurale de la Balance en librairie de Science-Fiction, la première en France, je lui portai pendant une semaine mes livres dans une large valise en carton. Je contribuai aussi à l'exposition grâce à une singulière trouvaille. Sillonnant Paris et sa banlieue en solex chez les libraires, les brocanteurs, les chiffonniers, les ferrailleurs, d'abord pour l'agrément, aussi pour ramasser, découvrir d'autres livres destinés à augmenter le fonds ancien de la librairie, je tombai par hasard, à Montreuil, sur un robot en fonte d'aluminium issu tout droit de Métropolis, d'origine russe il me semble bien. Son achat fut négocié et le monstre de métal qui faisait plus de deux mètres de hauteur, baptisé Gustave, fut installé en vedette dans la librairie. Totem signifiant, il attira tous les regards. À la fin de l'exposition, ce robot fut revendu à un garagiste, puis redécouvert par un certain Jean Dussailly qui le perfectionna, remplaçant son système de rouages et de cames par des tubes et des relais électroniques.

 

De grands parrains pour cette exposition, puisque Boris Vian,(1) Raymond Queneau, Michel Pilotin (alias Stephen Spriel), Jacques Bergier, Jacques Sternberg, Jean Boullet l'appuyaient, la conseillaient pour certains, aidaient à la réaliser pour d'autres.

Afin d'instaurer le climat, évoquer sa préparation, il me faut revenir au local de la librairie de la Balance. Situé au 3, rue des Beaux-Arts, il comportait dans sa partie gauche une pièce accueillante organisée autour d'un pilier central, entièrement occupée par des rayonnages, une petite table caisse-bureau à l'entrée et, près de l'escalier qui menait au premier étage, un assortiment de fauteuils club en cuir rouge qui fera plus tard le délice des habitués. Dans sa partie droite, un atelier de reliure où officiait un anar bougon, dont l'activité principale consistait à relier les livres qu'achetait Jean Aubier, le propriétaire des lieux. Ce dernier, homme fort cultivé, ami de Picasso — pour l'unique pièce duquel il joua le Diable attrapé par la queue — et de Francis Ponge, qui possédait des laboratoires pharmaceutiques, les éditions Aubier Montaigne, fut le mécène inconditionnel et vigilant de la première librairie de Science-Fiction (personne ne prononçait le mot S.F.). Je me souviens qu'il fit relier en maroquin les collections de Galaxie, de Fiction, année par année, "le Rayon fantastique" et "Présence du futur", sans compter d'autres ouvrages plus rares.

Grande, mince, brune, mère célibataire totalement atypique, globalement marxiste, provocante, pleine d'humour, souriante, généreuse, Valérie Schmidt l'avait convaincu d'y consacrer le lieu qui était jusque-là réservé à la poésie et aux poètes. Comme bien des lecteurs, elle venait de recevoir la révélation, car l'intérêt pour la Science-Fiction s'opère souvent par cette voie, amorçant l'addiction. Alors qu'elle était en convalescence à l'hôpital, Boris Vian lui avait apporté le Triangle à quatre côtés de William Temple. Enthousiasmée par la découverte d'une littérature qui « parlait de nos préoccupations en terme d'utopie », selon ses dires, elle avait immédiatement perçu sa valeur et son devenir.

Devenir commercial dans la réalité, puisqu'en coulisse les éditeurs de renom qui se lancèrent dans l'aventure cherchaient surtout à profiter d'un nouveau filon pour remplacer le roman policier dont les ventes s'étiolaient. Ils disposaient en effet de milliers de romans et nouvelles écrits par des auteurs anglo-saxons, certains d'une extrême qualité, disponibles au prix de gros. Ceci n'est pas une autre histoire, car cette situation de quasi-monopole anglo-saxon va freiner l'émergence des jeunes écrivains français qui auront bien du mal à imposer leurs premières œuvres, la plupart du temps pour d'uniques raisons économiques. Non seulement les textes en provenance des USA — pays où la Science-Fiction faisait florès depuis que Hugo Gernsback l'avait baptisée ainsi en 1929 — ne coûtaient pas cher à l'époque, mais encore leur traduction se payait fort chichement. Malgré ma curiosité insatiable pour le livre, j'ignorais tout alors de cette vertigineuse production, puisque je n'avais pas appris l'anglais. Germanophone, je traduisais — au cours de mon tour d'Allemagne en solex parmi les ruines durant l'année 1949 — Héliopolis d'Ernst Jünger, chef-d'œuvre inconnu de la plupart des amateurs de Science-Fiction, qui n'était pas encore paru en France.

Mais revenons aux personnages principaux. De Boris Vian, je me souviens d'un homme fier et inquiet, doutant de sa notoriété future, car il ramait pour s'imposer dans ces années-là. Néanmoins élégant, désinvolte, très animé dès qu'il s'agissait de dialogues à l'emporte-pièce où son humour à froid faisait merveille. Il croyait sans réserve aux perspectives extraordinaires qu'offrait la Science-Fiction pour mettre l'imagination en équations littéraires, précisant que l'écriture faisait partie des sciences, que le style était aussi porteur d'invention. N'avait-il pas, deux ans plus tôt, créé avec quelques amis le club des Savanturiers, destiné à promouvoir et diffuser la Science-Fiction. Il parlait volontiers du chef-d'œuvre de Van Vogt qu'il venait de traduire, le Monde des Ā, appréciant d'une manière paradoxale l'impossibilité d'en effectuer une analyse cohérente en raison du délire coercitif de l'auteur. De Raymond Queneau, son ami, autre savanturier, je dirais qu'il soutenait la Science-Fiction avec une prudente réserve. S'il en avait une opinion favorable du haut de son immense culture, se référant par exemple au Surmâle d'Alfred Jarry, à l'Ève future de Villiers de L'Isle-Adam, qu'il considérait comme des réussites du genre avant la lettre, il n'en pensait pas moins qu'il fallait réduire à sa juste valeur son émergence. Jugeant en somme qu'il s'agissait d'un produit populaire dérivé de la pataphysique et du surréalisme.

À l'inverse, Michel Pilotin, alias Stephen Spriel, également savanturier, philosophe de formation, qui fit partie de la génération d'Antillais pétris de culture française, précédant Aimé Césaire, se révélait un brillant et fin causeur, à l'intelligence complexe et torturée. Durant toutes les années où nous nous rencontrions à la librairie, au café (où il buvait exclusivement du Noilly Gin), j'ai découvert grâce à lui l'univers de la Science-Fiction anglo-saxonne qu'il connaissait fort bien — puisqu'il l'avait déjà explorée avant la guerre — et dont il était un excellent analyste. Parmi les premiers, il avait saisi dès cette époque que son facteur spéculatif détenait en germe le pouvoir considérable de renouveler la littérature. Il le prouva d'ailleurs en publiant de nombreux articles, imposant Demain les chiens de Clifford D. Simak au Club français du livre et, sous sa direction, plus d'une quarantaine de volumes au "Rayon fantastique" qui comptent parmi les meilleurs. Pour lui, fin connaisseur de la littérature internationale, ami de Roger Caillois qui révéla Borges, le style était le facteur déterminant d'une œuvre conjecturale, sans lequel la Science-Fiction n'avait aucun avenir. Ma sympathie pour lui ne fit que s'accentuer lorsqu'il entreprit, avec Clarisse Francillon, en symbiose avec Malcom Lowry, de traduire Au-dessous du volcan, roman qui couronne la pyramide de mes émerveillements littéraires. Son rôle, dans le petit groupe d'écrivains que nous allions former bientôt, fut des plus enrichissants.

Avec Jacques Bergier, ils avaient rivalisé pour prendre en main la collection "Présence du futur" qui se préparait chez Denoël et qui fut, hélas, confiée à Robert Kanters. Par bonheur, ce sont eux qui ont guidé le choix des premiers titres. Bergier, comme Pilotin, fut l'une des chevilles ouvrières de l'exposition par ses conseils éclairés. Devenu légendaire aujourd'hui, c'était en réalité un homme simple, charmant, caustique, conteur inépuisable à l'accent d'extraterrestre qui connaissait l'art subtil du récit, des fables fortéennes dont on ne savait jamais s'il les inventait pour le bonheur d'inventer ou s'il parlait vrai. Sa mémoire — je ne dirai pas encyclopédique, car cela me paraît restrictif — lui permettait de répondre à toutes questions à propos de la physique quantique, des armes secrètes, de la Science-Fiction, dont il était un lecteur boulimique et passionné depuis les années 1930. Par sa vision lyrique et totalitaire de la Science-Fiction, admirateur inconditionnel de H.P. Lovecraft, Abraham Merritt et Arthur Conan Doyle, il fut certainement l'un de ses meilleurs messagers, un excellent propagandiste.

 

Sa générosité était inépuisable. Quand nous allions chez lui, une chambre d'hôtel près des Folies Bergère, il nous désignait un tas de livres empilés au centre de la pièce, qui formait comme une colline, et nous invitait à nous servir. Ce que nous faisions sans problème. Pour lui, un livre lu était mémorisé. S'il en avait besoin par la suite pour y rechercher un détail, il le rachetait. Combien de fois nous a-t-il offert à dîner, alors qu'il ne roulait pas sur l'or, et nous encore moins. En général, c'était aux Deux Coqs d'or, un restaurant russe avec violons tziganes dans une petite rue perpendiculaire à la rue Saint-Jacques, où il commandait immanquablement un Wiener Schnitzel, son plat préféré. Nous y passions, la plupart du temps avec Gérard Klein, puis André Ruellan,(2) des soirées enchantées. De son terrible séjour dans trois camps de concentration successifs, Dora, Buchenwald et Mauthausen, Bergier ne parlait guère. Et, s'il le faisait, c'était pour évoquer sa résistance contre les nazis. Il disait avec humour : « Les athlètes tombaient comme des mouches ; moi, qui n'ai jamais fait de sport, j'ai survécu. » en désignant son torse et ses biceps : « Rien que de la bonne graisse. ». Ce qui n'était pas l'avis de sa femme, Jacqueline, qui l'avait accueilli, décharné, à sa rentrée des camps. Bergier concluait : « Je dois mon salut au pouvoir de l'imagination. ». Sur ce plan, il en avait à revendre.

Sternberg venait de publier sa Géométrie dans l'impossible, chef-d'œuvre sternbergien, contes brefs au délire précis, caustique qui ne ressemblent à aucun autre. Éric Losfeld, son éditeur, mit vingt ans à épuiser les cinq cents exemplaires. Notre amitié connut des temps morts et des temps forts, car Jacques préférait la compagnie des femmes blondes insaisissables à celle des hommes. Mais enfin, notre proximité de goûts fit que nous passions d'excellents moments ensemble à jouer au tilt en discutant pied à pied à propos des dernières parutions, de l'absurde, du dessin d'humour noir dont il était fin connaisseur, du cinéma, du jazz et du vélo solex, notre moyen de transport favori.

À ce propos, je me souviens d'une anecdote. Chaque année, quand le printemps venait, je remplissais mon réservoir de “mélange” et roulais dans la région parisienne pour profiter du soleil et de l'éveil de la nature. Ce jour-là, je m'étais installé à la terrasse d'un café sur les hauteurs de Seine dans les environs de Mantes-la-Jolie. Soudain, je vis arriver Sternberg par la route. Une chance sur des centaines de millions que cela se produise. Il s'arrête, tout étonné me salue. Nous discutons à propos de cette rencontre relevant du hasard objectif. Puis, au bout d'un moment, il se lève, remonte sur son solex et me lance en désignant l'asphalte qui se perdait dans un bois sombre : « La sortie est au fond de l'espace. ». « Quel bon titre ! » lui dis-je. Son roman parut à la fin de l'année.

Son intérêt pour la Science-Fiction était surtout lié à ses rapports avec l'humour, le nonsense, par exemple à travers Robert Sheckley [ 1 ] [ 2 ], Fredric Brown, Lewis Padgett dont il appréciait les nouvelles. Pour lui, le roman n'était qu'un pis-aller. Au plus profond de ses convictions, comme il l'écrivit plus tard, le genre n'était pour lui qu'une succursale du Fantastique. Son inclination pour l'absurde et le nonsense allait de pair avec son affection pour Valérie, taquine confidente de ses tourments sentimentaux.

Mais le plus fou, le plus drôle, le plus effervescent de tous les collaborateurs se révélait sans conteste Jean Boullet. En tenue de cuir noir, ce fils de fourreur, peintre cocteauesque, passionné par les films fantastiques américains d'avant-guerre, invisibles dans les salles de cinéma en France, était capable de raconter plan par plan King Kong, la Féline, Frankenstein, Freaks et bien d'autres raretés dont il réinventait partiellement des scènes. Par son humour iconoclaste et burlesque, il avait le pouvoir de déclencher des fous rires épuisants durant des après-midi entiers. Grâce à sa connaissance de la bande dessinée, ses collections de photos de film — affichées dans les entrées de cinéma et qu'on volait la nuit avec délectation —, il fut un atout précieux pour l'exposition. Sans lui, ses disciples n'auraient pas créé des revues comme Midi-minuit fantastique, ou le festival du Grand Rex. On lui doit aussi, bien plus tard, l'ouverture de la première librairie de BD en France, temple obscur et merveilleux où s'invitaient tous les fondus.

1953, le décor est planté. L'inconvénient, c'est que je suis incapable de vous fournir la moindre information sur le vernissage de l'exposition, ne sachant plus pour quelle raison je n'y étais pas présent. L'important, c'est que son succès lança la Balance, désormais inscrite dans l'itinéraire parisien à la mode du moment. Elle devint un foyer d'activisme qui jouit durant quelques années de la sympathie des intellectuels et des médias. Le climat qui s'y instaurait m'incita à fréquenter ce lieu de débats et d'échanges autour de la SF, m'encourageant dans mes desseins d'écrivain. En y participant, j'avais secrètement l'espoir de voir publier mes premiers textes. Valérie avait déjà choisi son assistant, Michel Deutsch. Par chance, il ne resta que six mois, préférant se consacrer à la traduction de romans de Science-Fiction, et non pas, comme son homonyme tardif, à l'écriture de pièces de théâtre. Je le remplaçai pour le salaire de 4 000 francs anciens par semaine, ce qui représente aujourd'hui 82 euros. Sachant qu'un "Présence du futur" coûtait 450 francs, il devrait théoriquement être possible de calculer mon pouvoir d'achat. Ce qui n'aurait guère de sens, car à Paris, dans ces années-là, si l'on avait des amis, des points de chute pour dormir ou ne pas dormir, il était facile de vivre sans beaucoup d'argent. Surtout dans cette partie dissidente de Saint-Germain-des-Prés qui regorgeait de petits bistrots “bois et charbon” pas chers et accueillants.

Les trois années qui suivirent furent d'une extrême fertilité.

En premier lieu, peut-être, grâce aux rapports avec la clientèle que nous recevions Valérie et moi, fort diverse, de tous âges, aussi bien provinciale que parisienne, curieuse d'obtenir des informations de première main au sujet de ce concept inédit, intrigant pour elle, la Science-Fiction. À cette époque, ce que l'on appelle aujourd'hui l'“office”, qui consiste pour les éditeurs à envoyer régulièrement leur production, quitte à subir des “retours” plusieurs mois, ou des années plus tard, n'existait pas. Les libraires commandaient à crédit ou achetaient à compte ferme ce qu'ils choisissaient de vendre. J'allais à pied ou en vélo dans les maisons d'édition qui se situaient presque toutes dans le périmètre de Saint-Germain-des-Prés pour rapporter les livres qui nous intéressaient. Malheureusement, en dehors du fonds ancien, nous ne disposions que d'un nombre limité de titres nouveaux. Une quinzaine de "Rayon fantastique" (dont Cristal qui songe de Theodore Sturgeon et la Faune de l'espace d'A.E. van Vogt, en “tête de gondole”), vingt-cinq Fleuve noir, quelques numéros de Fiction et Galaxie, trois volumes de la collection "les Horizons fantastiques", dont l'excellent Cette sacrée planète de S. Fowler Wright, des romans français récents, mais peu connus, comme l'Apparition des surhommes de B.R. Bruss ou la Chute dans le néant de Marc Wersinger ; des romans hors collection comme l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés de Franz Werfel ; Demain les chiens de Clifford D. Simak, qui fut un de nos best-sellers avec les Chroniques martiennes de Ray Bradbury [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ], etc.

Pour les vendre, nous cherchions à séduire l'éventuel acheteur, tout en évaluant ses goûts de lecteur afin de lui proposer, par affinité, les œuvres qui pourraient lui plaire. S'ensuivaient des discussions souvent passionnées. Dans la plupart des cas, le client, convaincu par notre dialectique affûtée, repartait avec quelques livres, en demandant qu'ils soient soigneusement empaquetés à cause des couvertures à l'aspect brutal, colorié. La honte de se promener avec “ça” sous le bras s'opposait à l'idée qu'il se faisait de la saine littérature. En général, nous ne les revoyions jamais. Quand personne n'entrait, les mauvaises journées, Valérie se postait sur le pas de la porte, apostrophait le chaland avec son talent inimitable : « Connaissez-vous la Science-Fiction ? ». Le dialogue s'engageait. C'est ainsi que Gérard Klein, qui avait dix-sept ans et fouillait dans les boîtes d'occasions à l'extérieur, fut aspiré et bientôt coopté par le “noyau dur” que nous formions alors. Il faut dire que le passant ordinaire jouissait d'un bon niveau intellectuel. Situé au carrefour de la rue de Seine, à l'opposé du Saint-Germain-des-Prés officiel, le quartier était animé d'une très grande activité culturelle : galeries d'avant-garde (celle de Romi qui exposait Clovis Trouille), multiples librairies (comme celle de Wahl qui inventa pour la première fois une collection complète des œuvres de Jules Verne chez Hetzel, reliées “à l'ancre”) consacrées au théâtre, au cinéma (comme le Minotaure, lieu de naissance de la revue Bizarre, de réunion pour les pataphysiciens, où je travaillerai plus tard pendant un an). Dans les cafés “bois et charbon”, comme dans la librairie, peintres, photographes, cinéastes, écrivains, intellectuels affluaient.

Nous étions les fantassins de la SF qui faisions nos premières armes sur un lectorat réticent dont les positions hostiles n'ont pas changé : l'antagonisme fondamental dans la culture française entre science et littérature, la difficulté de s'immerger dans une fiction dont les conjectures s'éloignent du réel observable, un pessimisme systémique devant le futur qui effraye, un mépris condescendant envers l'imagination des auteurs qui serait toujours en retard sur celle des scientifiques. Ce qui pose le même problème que celui de l'œuf et de la poule, car sans fiction il n'y a pas d'invention ; enfin pour ceux qui n'en ont jamais lu et n'en liront jamais, mais qui ont un avis inébranlable sur la question : la certitude qu'il s'agit de “romans de gare” destinés à un public immature féru d'évasion à bon marché — négligeant que la littérature ordinaire en produit bien plus. Heureusement, notre combat contre l'obscurantisme fit de nombreux adeptes.

En second lieu, ce fut l'affluence d'amateurs spontanés, d'écrivains en herbe, de futurs éditeurs, d'adultes qui avaient eu le privilège de s'abonner avant la guerre à des revues américaines dans la lignée d'Amazing stories, exerçant pour la plupart des professions libérales. Comme le Dr Georges Desse, rhumatologue, auteur de Guérir l'homme “debout”, Jacques Chambaz, avocat, Charles Noël Martin, physicien passionné, qui écrivit plus tard l'un des ouvrages les plus documentés sur Jules Verne, Albert Ducrocq, cybernéticien, et bien d'autres qui repartaient avec des piles de nouveautés. Malgré cette excellente clientèle, la librairie ne pouvait survivre que dans des conditions précaires. Elle n'aurait pu durer sans les subventions de Jean Aubier et la location du premier étage au “club du livre d'histoire” qu'avait créé l'éditeur Tchou. Valérie et moi nous réjouissions de vendre des coffrets “Napoléon” en velours garance pour faire vivre la Science-Fiction.

Parmi les écrivains en herbe qui nous rejoignirent, beaucoup se sont lassés après quelques expériences. D'aucuns se trouvent dans le premier numéro spécial de Fiction consacré à la Science-Fiction française publiée contre vents et marées en 1959 par Alain Dorémieux, ou quinze ans plus tard dans le Grandiose avenir de Monique Battestini et Gérard Klein, comme Jean Porte, Michel Battin, Claude Cheinisse. Certains se sont affirmés par la suite, Julia Verlanger, Daniel Drode, Christine Renard, la liste n'est pas limitative. L'essentiel fut qu'il se créa pendant ces années un salon littéraire permanent où les idées fusaient, des dialogues féconds naissaient. Il s'y forgeait peu à peu la notion d'une Science-Fiction différente de l'anglo-saxonne sous l'œil critique et bienveillant des grands anciens. En effet, lorsque nous échangions nos nouvelles pour les lire, il apparut très vite qu'à de rares exceptions près — imitateurs de Van Vogt et de Bradbury [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] surtout —, notre vision européenne du monde nous amenait rarement à imaginer l'avenir sous un angle identique à celui des auteurs américains, et surtout à le mettre en scène de la même manière. Ce qui se traduisit plus tard dans Fiction par quelques lettres de protestation quand y paraissait un texte français. Ce “défaut d'exotisme” engendra un début de ségrégation qui ne nous empêcha jamais de poursuivre notre production, ni d'admirer, de commenter les grands auteurs anglo-saxons dont nous fûmes et demeurons les prosélytes.

Un jour, nous vîmes débarquer un jeune homme blond, du nom de Jean Birgé, qui je crois travaillait dans la confection. Il se disposait à lancer une collection réservée aux auteurs français, pour laquelle il imaginait une couverture métallique, inaugurant un style qui fut imité plus tard par "Ailleurs et demain" chez Robert Laffont et "Super-fiction" chez Albin Michel.

« Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental. »

Ainsi, le pronostiquait José Maria de Hérédia.

C'est en nouant des contacts avec de jeunes écrivains qui fréquentaient la Balance, que la collection "Série 2000" débuta en 1954 avec un premier volume argenté, la Dixième planète par C.H. Badet ; suivirent des couvertures cuivrées, parmi lesquelles la Naissance des Dieux qui révéla Charles Henneberg, En avant Mars, Pierre Versins, Via Velpa qui marqua le retour d'Yves Dermèze. Ce dernier, né Paul Berato, favorisa sans doute l'écriture des premiers romans d'Albert Higon (alias Michel Jeury) dont il était l'ami. Michel, quant à lui, ne mit jamais les pieds à la librairie.

Une autre figure historique fut Patrice Rondard, sous le pseudonyme d'Hervé Calixte. C'était un jeune homme brun, futé, pressé, qui souffrait de constater que ses textes n'étaient pas à la hauteur de ses ambitions littéraires. Cordial, sympathique, il lia d'excellentes relations avec les habitués de la Balance. En particulier avec Richard Chomet, passionné de la première heure, qui faisait des études de médecine. Gérard Klein complétant le trio, ils écrivirent un premier roman sous le nom de Pagery, puis collaborèrent à plusieurs nouvelles sous celui de Mark Starr. Personnellement, je n'ai jamais compris le besoin de se réunir pour produire des œuvres à plusieurs. La meilleure preuve, c'est que Kurt Steiner et moi, nous avons essayé. Après avoir rédigé cinquante pages en discutant durant des heures autour de chaque mot, nous gorgeant d'huîtres et de bouteilles de vin blanc, nous renonçâmes au bout de six mois. Quand j'achevai le texte des années plus tard, la critique laconique d'Antoine Griset dans le Magazine littéraire se termina par : « Parole ! ils avaient bu. ». Je ne regrette pourtant pas d'avoir écrit ce Rut aux étoiles, space opera furieux et paradoxal. Une seconde manie s'imposa, celle de changer de pseudonyme en série, alors qu'il est déjà si difficile de se faire un nom. Ces goûts semblent inhérents à la Science-Fiction en général et se perpétuent jusqu'à nos jours.

Mais revenons à Rondard, dont le rapport fusionnel avec l'écriture des autres porta un jour ses fruits. Sa rencontre avec Michel Bénâtre, qui écrivait des poèmes sous le nom de Jean Cap, donna naissance en 1958 à la troisième revue de SF, Satellite. Je me souviens comme si j'y étais de la réunion qui scella cette union dans l'appartement de Bénâtre, fort dépouillé, où je vis pour la première fois Juliette Raabe, future auteur du "Journal d'une ménagère inversée", nouvelle fort originale parue dans le nº 120 de Fiction en 1963 et reprise dans plusieurs anthologies, qui restera l'une des deux seules œuvres de cette auteur, par ailleurs passionnée de la "Série noire", de Delly, et dont l'activité profita à la naissance de la BiLiPo. Sur les tables, les consoles, entre les rayons de bibliothèque, se trouvaient vingt bouteilles de whisky, rien à manger d'autre que trois sachets de chips pour une dizaine de personnes, pas tous familiers de la librairie. Ma migraine persista huit jours ensuite, car si je buvais outre mesure à cette époque, le whisky ne m'aime pas et réciproquement. Satellite fut une délicieuse réussite artisanale qui résista pendant dix ans, avec Jacques Bergier en conseiller scientifique, Michel Pilotin en conseiller littéraire, Richard Chomet en secrétaire de direction, remplacé par Gérard Klein qui travailla ferme pour concurrencer Fiction. J'ai rencontré Patrice Rondard des années plus tard au festival du Grand Rex. Il m'annonça qu'il réalisait sous le pseudonyme d'Homer Bingo la Baiseuse et les bidasses. Producteur, scénariste, acteur, metteur en scène, il mourut trop jeune à 58 ans, avec une douzaine de films X à son actif.

« Je me souviens de Patrice, miraculeusement arraché à son incognito, retrouvé pour un instant, suscitant pendant quelques secondes une impalpable petite nostalgie. » aurait écrit Georges Perec, qui projetait d'entreprendre un roman avec moi au moment où il fut atteint d'un cancer fatal.

Troisième point fort pour ces années fertiles, l'extraordinaire mixité des gens célèbres, des intellectuels de haut niveau, écrivains, cinéastes, scientifiques, qui apportaient tous une vision personnelle de la Science-Fiction, ce qui animait, renouvelait les débats. En général vers cinq heures de l'après-midi, un petit cénacle se réunissait dans les fauteuils du fond, autour de bouteilles de Sancerre, un vin qui sublimise les accords du Sauvignon blanc et du Pinot noir, peu connu à l'époque, que commercialisait en direct du vigneron le “bois et charbon” d'à côté, chez Freysse. En dehors des habitués, on pouvait y rencontrer Alain Resnais, Pierre Kast, France Roche, Nelly Kaplan, Rémo Forlani, Françoise d'Eaubonne, René de Obaldia, François Le Lyonnais, le mystérieux japonais Suzuki, Michel Carrouges, Georges H. Gallet, Albert Ducrocq, Charles Noël Martin, Ado Kyrou et Fereydoun Hoveida (F. Hoda qui signait la critique cinématographique dans Fiction), ces derniers en rupture du surréalisme. Francis Carsac, notre vedette française, débarquait de sa fac de Bordeaux où il enseignait la paléontologie ; Jacques van Herp (essayiste et futur directeur de collection chez Marabout), Guy Vaes (romancier), Jio Berk (dessinateur, décorateur pour la TV belge qui réalisa quelques couvertures de Fiction, mais surtout un ami charmant qui se suicida méthodiquement à la bière Stella), descendaient de Belgique ; Pierre Versins venait de sa Suisse d'adoption afin de parcourir Paris à la recherche d'improbables ouvrages de littérature conjecturale qu'il nous exhibait avec un enthousiasme qui me fait toujours chaud au cœur, etc. Je me souviens d'avoir souvent parlé et vendu des livres à Henri Jeanson, Albert Préjean et à Tristan Tzara. Sans compter quelques célébrités de Saint-Germain-des-Prés qui n'apparurent qu'une fois ou deux. J'ai même vu Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, qui assisteront quelques années plus tard à la représentation de ma pièce "Tilt", adaptée de ma nouvelle "C'est du billard", montée par Jean-Marie Serreau avec Gilles Segal, au Théâtre Récamier. L'histoire ne dit pas s'ils ont apprécié.

Parmi les plus assidus, Michel Butor, lauréat du prix Renaudot, Jean-Paul Clébert, auréolé du succès de Paris insolite, présentaient un certain poids dans l'édition. Il s'en fallut d'un cheveu pour qu'avec leur appui et leur collaboration, la revue littéraire que nous avions imaginée, Jacques Sternberg et moi, voie le jour chez Denoël. Butor fut un lecteur attentif, participa électivement à nos débats pendant ces premières années. Par la suite, il changea d'opinion, accusant la Science-Fiction de n'être qu'une simple réduplication de la littérature ordinaire. Sans doute que cet intérêt était devenu à ses yeux une mauvaise fréquentation dont il redoutait les effets désastreux qu'elle pourrait avoir sur sa carrière universitaire. De ce point de vue, il n'avait pas totalement tort.

Les signatures de livre étaient rares. La plus glorieuse fut celle de Lee Falk, l'un des créateurs de Mandrake, dont le premier club d'amateurs de bandes dessinées, auquel participait Alain Resnais, venait de rééditer les premiers épisodes.

Malgré la proximité de la Galerie Iris Clert, aucun des artistes du Nouveau Réalisme en pleine expansion n'entra dans la librairie. Mais il suffit qu'une fois Valérie apostrophe Yves Klein qui passait pour que la conversation s'engage. Parfaitement ignorant de la Science-Fiction, nous nous acharnâmes à le convaincre de son intérêt. Dont il reconnut une certaine relation avec son travail en nous racontant avec humour qu'il revenait d'un séjour en Allemagne, où il avait réalisé durant une semaine une installation mentale dans un château, en demandant à son propriétaire qu'il déchire son talon de chèque pour qu'il n'en reste aucune trace. Comme nous le lui avons fait remarquer, avec lui, l'œuvre frappée d'invisibilité entrait, sans qu'il y prît garde, dans le champ du virtuel.

Tous les samedis, la plupart des habitués de la Balance déjeunaient dans un restaurant chinois de la rue Grégoire-de-Tours, la Baie d'Along, qui préparait un excellent shop-sui et les meilleures frites de Paris. En dehors de Boris Vian qui venait au début, nous y accueillîmes des écrivains sans rapport avec la SF, comme Armand Lanoux, plus tard lauréat, puis membre du prix Goncourt ; Bob Giraud, connu pour le Vin des rues, un livre débordant de sensibilité sur le Paris secret des Halles et des chiffonniers, avec son ami Robert Doisneau, et bien d'autres, mais la mémoire me fait défaut. Par la suite, ce devint le Déjeuner du lundi qui perdure jusqu'à aujourd'hui. En évoluant au fil des ans, il se transforma en rendez-vous incontournable de la Science-Fiction, pour des raisons différentes à des époques différentes. J'y reviendrai.

Mais l'important, c'était la dynamique qui se développait à partir de la Balance, le bouche à oreille, en même temps que de nouvelles collections paraissaient, que de jeunes talents s'affirmaient. Parallèlement au rapprochement qui s'opéra entre Alain Dorémieux et nous. Bien que les rapports de ce dernier avec Valérie Schmidt demeurèrent distants, pour une raison que j'ai toujours ignorée. Je tentais plusieurs fois une médiation, sans aucun succès. Les rares journées où Alain passait nous voir rue des Beaux-Arts, il ne pénétrait pas dans la librairie. Nous discutions ensemble sur le trottoir, quand nous n'allions pas rue des Victoires où se situaient les bureaux de la revue, dirigée par Maurice Renault, créateur heureux de Mystère magazine et de Fiction.

Le patron des éditions Opta, petite moustache et costume trois-pièces, qui disposait à prix réduit de la masse de nouvelles contenues dans the Magazine of fantasy and science fiction, s'il puisait volontiers dans le domaine français ancien reconnu, n'acceptait pas jusqu'alors les œuvres de jeunes auteurs inconnus. Pourtant, Jacques Bergier, son conseiller littéraire qui lisait nos premiers textes avec l'extraordinaire rapidité qui fut sa marque, cinq minutes pour vingt pages, avait beau les lui transmettre avec un avis favorable, Renault les refusait. Quand il confia enfin la responsabilité du magazine à Alain Dorémieux (qui ne devint son rédacteur en chef qu'en 1958), celui-ci publia tout de suite nos nouvelles. En même temps qu'il me demanda de remplacer Jacques Sternberg, lassé de réaliser des collages pour les couvertures de Fiction. Nous avons rapidement lié avec Dorémieux une véritable amitié, alliée à une collaboration efficace dans le domaine critique. Commença une période florissante pour la Science-Fiction.

Et pour la presse underground dont Jacques Sternberg fut le pionnier en France avec le Petit silence illustré. Le premier numéro, entièrement ronéoté par ses soins, comporte autant de coquilles que d'écrits, de dessins absurdes et délirants. Pour le deuxième, il demanda à Valérie et à moi de faire partie du comité de rédaction. Je fourbis des textes à l'arme blanche, rameutai les amis et fournis la première couverture, un téléphone pendu à une potence (que Jacques Sadoul dans son Histoire de la Science-Fiction continue au fil des éditions et de mes dénégations d'attribuer à Jacques Sternberg, ce qui m'énerve considérablement). Le Petit silence illustré était l'exemple même de ce que n'avait su faire Bizarre avec d'autres moyens, une revue libre, déjantée, créative où se mêlaient l'humour, l'absurde et la Science-Fiction, qui en fait l'ancêtre de Hara-Kiri et de la presse parallèle, mais pas du tout celui des fanzines. Sauf à considérer que Pierre Versins imita son format (pliant dans le sens de la hauteur du 21 × 27 cm, standard du papier machine à cette époque) en réalisant Ailleurs, leur aïeul incontournable.

C'est au cours de ces années qu'apparut un être improbable, qui améliora la rentabilité de la librairie. Il s'appelait Austin Fairbanks, mesurait un mètre quatre-vingt-quinze ; avec son béret basque, il avait l'allure d'un beatnik, se disait ingénieur, laissait entendre sans donner de précisions qu'il avait connu Jack Kerouac et d'autres poètes de la beat generation. Parlant un excellent français avec un léger accent, la quarantaine, homme affable et méticuleux, toute spéculation hasardée devait chez lui trouver sa conclusion. Je me souviens qu'un jour prenant le métro en sa compagnie, j'avais suggéré qu'en récupérant les rondelles de tickets percés par le poinçonneur, il serait possible de monter une fructueuse affaire de confetti. Une démonstration sur les difficultés industrielles et économiques de mon projet s'ensuivit, si inventive qu'elle frôlait la hard science dont il était un fervent admirateur. Sa mère, condamnée pour un cancer par les médecins américains, avait guéri grâce aux soins prodigués dans un hôpital français. Fairbanks vivait donc de ses rentes qui n'étaient pas inépuisables. Comme il possédait une collection prodigieuse de pulps accumulée aux USA, l'idée lui vint de proposer son fonds en location. Ce fut une fête lorsqu'il amena dans la librairie les collections complètes d'Amazing stories, Astounding stories, Planet stories, Science fiction stories, Startling stories, Weird tales, et bien d'autres magazines. Science wonder stories, où, dans le premier numéro, Hugo Gernsback parle pour la première fois de “science fiction”. Il est daté de 1929, l'année de ma naissance ; cela m'incite à penser que j'y étais prédestiné.

Jusqu'à ce jour, si quelques amateurs forcenés parvenaient à trouver un rare exemplaire de ces pulps, c'était pour nous un continent inexploré. Nous découvrions d'un coup l'histoire de la Science-Fiction américaine, les premiers écrits d'auteurs devenus célèbres, la plupart de leurs romans parus d'abord sous forme de nouvelles, en feuilleton, la richesse des couvertures, des illustrations. Virgil Finlay, Emsh s'imposèrent en modèles. Les grands anciens revivaient leur jeunesse, confrontaient leurs souvenirs avec la réalité, discutaient pied à pied avec Fairbanks dont la culture ne faisait jamais défaut. Les jeunes loups pensaient qu'un merveilleux avenir s'ouvrait à eux si la Science-Fiction connaissait le même essor en France. Comme quoi il s'avère difficile de travailler dans l'anticipation.

Afin de diminuer les dépenses de restaurant qu'il jugeait excessives, Fairbanks proposa de déjeuner le lundi chez lui. En dehors d'une énorme bassine de soupe que sa mère préparait avec les restes de la semaine, impossible de me rappeler ce qu'il nous servait. À la fin du repas, il se plaçait devant une caisse enregistreuse ancien modèle argentée damasquinée, demandait à chacun — nous étions bien une dizaine — ce qu'il avait bu et mangé, pianotait sur son clavier, tournait la manivelle ; le tiroir s'ouvrait, il encaissait. Ces instants de félicité où les conversations dépassaient un seuil de décibel acceptable durèrent quelques mois. Fairbanks disparut. Pour une raison dramatique, toute la collection fut transportée chez Richard Chomet qui habitait dans une villa de La Varenne (j'ignore ce qu'elle est devenue).

En effet, un coup de théâtre venait de rompre l'équilibre fragile de la librairie. Jean Aubier mourut subitement d'un accident vasculaire cérébral à quarante-neuf ans. Ses héritiers n'avaient pas la veine philanthropique et vendirent la boutique. Patiente et obstinée, Valérie eut le courage d'ouvrir en 1956-7 une autre officine, rue de Seine à quelques pas de la Balance, l'Atome. Un local minuscule qui devait faire au plus deux mètres cinquante de large sur dix de profondeur, bourré de livres du sol au plafond.

Hasard ou déterminisme, ce lieu attira une nouvelle couche d'amateurs, d'écrivains, d'essayistes, de critiques. Le premier d'entre eux fut Kurt Steiner, alias André Ruellan. Notre rencontre s'effectua lors d'une signature de Ray Bradbury [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] aux éditions Denoël. André/Kurt alliait à ses qualités d'imagination une solide culture politique. Anarchiste et dialecticien hors pair, il nous apporta, à moi en particulier, une vision qui devait m'amener à une conception plus engagée de la Science-Fiction. À cela s'ajoutait un sens inné de l'humour noir qui lui valut d'écrire le Manuel du savoir mourir, d'intégrer en même temps le groupe Panique.

Ce nouveau lien fut l'occasion de réduire l'écart entre les auteurs du Fleuve noir et ceux de la Balance, qui ne se fréquentaient guère jusqu'alors. Par la suite, Jean Libert (la moitié de Jean-Gaston Vandel), Jean-Louis Le May, B.R. Bruss, Pierre Barbet rendirent visite à la librairie. Ce qui nous permit de confronter nos visions respectives de la Science-Fiction et de mieux apprécier leur travail.

Rapprochement qui me rappelle un événement qui fit date dans les annales. Barbet, par ailleurs docteur en pharmacie, fervent de la bionique, nous invita chez lui, Alain Dorémieux, André Ruellan, Gérard Klein, Jacques Bergier, avec une dizaine d'autres personnes, dont le pittoresque et mégalomane Jimmy Guieu, pour un cocktail dînatoire. Ce fut très agréable, d'autant que sa fille, frêle et joli minois, qui interpréterait bientôt Édith Piaf dans un film, éveillait nos gonades. Quand on nous annonça une projection extraordinaire. Un spécialiste des soucoupes volantes, ancien pilote d'Air France, allait nous montrer et commenter des documents irréfutables qu'il avait recueillis. Plus les images qui défilaient s'affirmaient comme des trucages photographiques évidents, cigares flous, vagues nébulosités, brillances énigmatiques, ou comme des montages — par exemple une ville des États-Unis où les gens déambulaient d'un air tranquille tandis que dans le ciel s'avançaient en escadrille des soucoupes d'Adamski sans que personne ne s'en inquiète —, plus notre sourde hilarité grandissait. La séance dura plus d'une heure. Comme nous étions polis et que notre conviction à propos de la non-existence des ovnis était inébranlable, nous ne jugeâmes pas nécessaire d'entamer une discussion sur le sujet. À ce propos, Bergier, prononça une phrase mémorable : « Les soucoupes volantes n'existent pas. Ce sont des projections fantasmatiques réalisées par les extraterrestres qui habitent parmi nous, pour faire croire qu'ils sont ailleurs. ».

À cette époque, le grand Kurt roulait en Buick décapotable, fruit du contrat mensuel qui le liait à la collection "Angoisse", pour laquelle il fournissait près de six romans par an. Mais chaque mois, sa dette s'accumulait, car les huit mille exemplaires vendus ne remboursaient pas son avance. Ce qui l'amena à publier dans la collection "Anticipation" dont les tirages avoisinaient vingt mille exemplaires. Son Menace d'Outre-Terre renouait avec le genre qui inaugura sa carrière, dans Alerte aux monstres signé Kurt Wargar. Cette transition ne se fit pas sans mal, nous expliqua-t-il. À l'intérieur des éditions du Fleuve noir, il existait des clans d'écrivains qui ne se faisaient pas de cadeaux. Ainsi, ceux du Roman d'espionnage (qui produisaient parfois de la SF), dont les tirages avoisinaient les soixante mille exemplaires, faisaient barrage pour accueillir les petits nouveaux. Menés d'une main de fer par Armando Di Caro, ses neveux partaient chaque mois dans une fourgonnette 2 CV remplie jusqu'à ras bord des dernières parutions, et sillonnaient la France pour placer des 13/12 (treize volumes pour douze achetés ferme) auprès des libraires. Ils ne revenaient qu'une fois leur stock épuisé, assurant la remarquable réussite commerciale de la maison.

Or, bien qu'il eût achevé ses études de médecine, Steiner ne pouvait concevoir d'autre métier que celui d'écrivain. Il ouvrit un cabinet médical dans les Halles, formule qui lui sembla idéale pour l'exercer. Il dut déchanter. Mais il n'a jamais regretté cette expérience. Nous non plus, car nous lui devons quelques-uns des meilleurs romans de la Science-Fiction française, d'Ortog au Disque rayé.

Notre cercle ne cessa de s'élargir et de se renforcer. Bientôt, Jacques Goimard nous rejoignit. Il préparait son agrégation d'Histoire et sa connaissance du cinéma qui valait bien la mienne fit que Dorémieux lui proposa d'intégrer l'équipe de Fiction. Il habitait une chambre dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Bien souvent, quand la librairie fermait, nous nous réunissions chez lui pour une lecture quasi obligatoire d'un poème de Victor Hugo, dont Goimard — qui lui vouait et lui vouera toujours une passion — venait d'acquérir les œuvres complètes. Ceci en vue de préparer nos soirées gastronomiques et fort arrosées qui donnaient lieu à des discussions fiévreuses sur nos impressions du moment, sur tous les faits qui touchaient de près ou de loin la Science-Fiction, son présent et son avenir. Sans compter les fatwas que nous lancions périodiquement envers les électrons libres qui attaquaient le genre dans la presse ou le dévoyaient en publiant des essais ou des anthologies qui nous semblaient peu conformes avec notre vision sectaire.

L'une des plus connues concerne Daniel Drode, qui venait de recevoir le prix Jules-Verne pour Surface de la planète. Ce qui lui valut en retour une critique dans Fiction plutôt bien construite, discutable, mais résolument acerbe, signée par Intérim. Qui l'a écrite ? Je me souviens vaguement que nous étions quelques-uns à bavarder sur le trottoir de la librairie, quand Alain Dorémieux nous rameuta pour protester de façon virulente. Il ne fallait pas que la récompense injustifiée pour ce livre, qu'il jugeait prétentieux dans la forme et faible sur le fond, reste impunie. Sur le moment, personne ne répondit à sa demande. Je ne sais pourquoi, certains dont Pierre Versins m'ont attribué la rédaction de l'article. Je récuse cette information. Je ne pense pas que ce soit Dorémieux. Mais il vouait tant de rogne envers ce roman qu'il a fini par trouver une plume compatissante pour l'exprimer.

Ce clash mémorable fut néanmoins l'occasion de revenir sur un dogme consensuel qui voulait que le travail sur la psychologie des personnages, le style ne soit pas la première préoccupation d'un auteur de Science-Fiction. Une écriture de qualité, certes, mais sans une recherche formelle qui pourrait nuire à la compréhension du texte. Car la création d'idées constituait à nos yeux l'intérêt primordial de cette littérature. Surtout pour les nouvelles que nous considérions à l'époque comme son fer de lance. À partir de cette réflexion, certains d'entre nous s'ouvrirent à une écriture sans “limite”.

Quelques années plus tard, en 1963, Valérie Schmidt émigra dans une grande boutique, rue Mazarine, qui de galerie-librairie se transforma bientôt en galerie. J'y préparai avec elle la première exposition de Lamy, qui promettait de devenir un excellent peintre de Science-Fiction. Ce qui n'advint pas. Par contre, cette ouverture nous permit de rencontrer Roland Topor. J'étais avec Valérie quand il arriva un jour, fraîchement issu de l'école des Beaux-Arts, avec un paquet de dessins qu'il nous sortit en vrac. Certaines feuilles de papier de tous formats présentaient des ombres suspectes. En éclatant de son rire énorme, il nous avoua qu'il dessinait parfois en mangeant du saucisson, ce qui expliquait ces taches de gras. Au fur et à mesure de la découverte, notre enthousiasme ne fit que croître. Je n'eus aucun mal à convaincre Valérie, dont j'étais le consultant en raison de ma bonne connaissance de l'art contemporain, de faire la première exposition de ses œuvres, inaugurée quelques mois plus tard. Certains de ces dessins se retrouvent dans son premier recueil précédemment paru en 1960, les Masochistes. Topor se joignit aussitôt à notre groupe. Ce fut le début d'une amitié. Comme son ambition le portait à préférer secrètement le statut d'écrivain à celui de peintre, il publia ses premières nouvelles dans Fiction. Par la suite, il nous présenta, Ruellan et moi, à Cavanna, au cours du traditionnel Déjeuner du mercredi dans les locaux d'Hara-Kiri. Déjeuner qui nous valut de trouver dans notre assiette une moitié de tête de mouton avec les yeux, les dents et de collaborer à la revue. Sans compter le plaisir d'entamer une relation passionnante avec Gébé, qui reste à mon avis le principal inventeur de l'esprit Hara-Kiri.

Valérie sentait décroître son enthousiasme pour le genre qu'elle accusait de renier ses ambitions au profit d'une réussite commerciale. Ce en quoi elle se trompait. Mais elle conserva son amitié envers ceux qui l'avaient accompagnée. Et pendant longtemps, la galerie demeura le parloir favori des écrivains, des éditeurs, des amateurs. Elle céda son fonds littéraire à Isabel Miralles, une poétesse portugaise qui ouvrit pendant plusieurs années une librairie de Science-Fiction au carrefour de la Croix rouge.

À partir de cette époque, le Déjeuner du lundi se transporta sur la rive droite et devint une sorte de comité de rédaction informel de Fiction. Ni Jacques Sadoul, ni Michel Demuth, qui venaient d'entrer aux éditions Opta, n'y participèrent jamais pour des raisons d'antipathies particulières sur lesquelles je n'ai pas l'intention de m'étendre.

Multipliant les expériences gastronomiques dans des restaurants que nous ne pourrions plus aborder aujourd'hui à cause d'une hausse des prix exorbitante, ces dialogues hebdomadaires permirent d'améliorer peu à peu le contenu rédactionnel grâce à la richesse des échanges. Durant ces quelques années, la revue devint incontournable, tant par sa qualité littéraire que par ses choix éditoriaux. D'autant que son tirage, qui attira en période de pointe 30 000 lecteurs, naviguait autour des 14 000 en eaux dormantes. Cela, il faut le reconnaître, en raison d'une remarquable mise en place dans les kiosques organisée par Maurice Renault qui s'attachait à ce que les piles de la revue s'y présentent au premier rang.

Maître du jeu, Alain Dorémieux gardait la haute main sur le choix des nouvelles, découvrait, publiait de jeunes auteurs français, les premiers textes de Philip K. Dick. Seul parmi nous, il conservait au cours des repas une lucidité absolue, car, jusqu'à ces années-là, il ne buvait que de l'eau de Vichy à cause, prétendait-il, d'une “maladie de foie” (imaginaire) qui cernait de bleu ses yeux, accentuait l'aspect ironique et fiévreux de son regard. C'est à peine s'il commençait, à cause de notre prosélytisme assidu, à goûter au plaisir du vin. La suite m'incite à penser que ce ne fut pas une heureuse initiative.

Nos interventions l'intéressaient pour la partie critique et théorique qui naissait de nos affrontements à fleuret moucheté à propos des dernières parutions. En effet, à mesure que la Science-Fiction s'imposait en France, bien que toujours mise à l'index par l'establishment, chacun d'entre nous développait sa propre vision du genre. Gérard Klein prônait une SF pure et dure où science et fiction devaient s'imbriquer à parts égales. Jacques Goimard, qui se passionnait pour ses aspects historiques et sociologiques, privilégiait sa part lyrique, sa fonction d'épopée moderne. André Ruellan, le moins doctrinaire d'entre nous, appréciait d'abord la qualité du récit, sa construction, son potentiel d'innovation, son contenu politique. Quant à moi, j'étais prêt à accepter toutes ces options, à la condition que l'écriture, le style, le traitement des idées assurent à la Science-Fiction un pouvoir révolutionnaire. Plus réservé à propos de sa suprématie sur toute autre forme de littérature, aimant, écrivant, publiant également du Fantastique et de la Fantasy (non heroic), Alain participait à nos débats avec un certain recul, quand il ne prenait pas parti pour l'un d'entre nous et l'incitait à s'exprimer librement dans Fiction.

 

Bien sûr, ces définitions à l'emporte-pièce d'un “fond de pensée personnel” étaient plus nuancées, nos prises de position moins directes. Nos discussions durant ces repas englobaient aussi bien la politique, les faits divers, la littérature générale, le cinéma, la musique, jazz, rock, la hi-fi, ainsi que la cuisine… ou le dériveur. Ceci pour rappeler que Jacques Sternberg,(3) qui y participait fort souvent, préférait s'intéresser à ce qui le concernait au plus près : Sternberg. Le Déjeuner du lundi se transforma bientôt en Dîner du lundi sur la rive gauche, où venaient Topor, Jean-Claude Forest, nos compagnes. Prolongé par un Dîner du samedi parallèle qui se déroulait au Raffy, un restaurant disparu de la rue du Dragon, où nous nous rendions également André Ruellan et moi, Gérard Klein, Jacques Goimard pour y rencontrer d'autres amis, et parler de n'importe quoi, entretenir un certain délire. Délires, ivresses que nous prolongions parfois durant les week-ends en Normandie, dans l'antique manoir délabré sans chauffage et sans eau courante d'Annie, la femme d'André.

Ceci se passait au début des années soixante. De nouveaux venus comme Alexandre Arnoux, Marianne Andrau, avec les faits d'Eiffel, ou Jean Hougron, avec le Signe du chien chez Denoël, donnaient à penser que la SF commençait à séduire les écrivains de littérature générale. Gilles d'Argyre (la part argentée de Gérard Klein) et Kurt Steiner publiaient deux de leurs meilleurs romans au Fleuve noir. Après l'excellent Neuf de pique de John Amila, coup sur coup paraissaient au "Rayon fantastique" le Gambit des étoiles de Gérard Klein, Aux étoiles du destin d'Albert Higon, Terre en fuite de Francis Carsac, et mon premier roman publié les Fleurs de Vénus. Tous avec des couvertures de Jean-Claude Forest. Il semblait qu'un glorieux avenir s'annonçât pour la Science-Fiction française.

C'est à Georges H. Gallet, qui dirigeait la part Hachette du "Rayon fantastique", que nous le devions principalement. Homme bienveillant et d'un contact agréable, abonné depuis l'avant-guerre aux revues de SF américaine, connaisseur éclairé, il recherchait activement des écrivains français, les accueillait, les conseillait, les publiait. C'était un passionné de space opera qui appréciait d'abord le fameux “sens du merveilleux” dont il est fort question aujourd'hui. Comme d'autres jeunes auteurs, je me souviens des petits mots qu'il m'envoyait pour m'encourager, des visites que je lui rendis dans les locaux de Hachette, composés par un ensemble d'immeubles boulevard Saint-Germain, reliés par un véritable labyrinthe d'escaliers et de couloirs. Rédacteur en chef libertin de V Magazine, continuateur du prix Jules-Verne, il avait la haute main sur un jury constitué d'anciens généraux, d'administrateurs de la maison, d'académiciens. Quand il m'annonça en 1958 que je devais être le prochain lauréat pour le Ressac de l'espace, je bondis de joie. Il me confia le texte pour procéder à quelques retouches indispensables. À cette époque, j'étais visiteur médical et parcourais l'ouest de la France dans une DS blanche. Je plaçai le manuscrit dans mon coffre. La nuit suivante, on me vola ma voiture qui servit probablement à une effraction de vitrine. La police me la rendit sans manuscrit. Or, je ne possédais aucun double, seulement les deux premiers tiers écrits à la main plus d'une décennie avant. Le découragement me saisit. Il me fallut quatre ans pour le réécrire. Ce qui valut la peine puisqu'il fut réédité quatre fois et vendu bien plus que je n'aurais osé l'espérer.

Quand j'obtins enfin le prix de 1 000 NF, un pactole en 1962, Gallet organisa, comme il l'avait fait pour Michel Jeury avant moi, une grande réception médiatique au restaurant de la Tour Eiffel, journalistes, starlettes, Actualités françaises, autour d'un somptueux buffet. Je jubilais.

Passage à la télévision, des dizaines d'articles dans la presse. Dans Combat on pouvait lire après les félicitations d'usage : « Ajoutons que Philippe Curval s'apprête sans doute à écrire trois romans par an, de quoi frémir… ».

Il se trompait, car à partir de cette année, les publications se raréfièrent, la Science-Fiction allait sombrer dans l'oubli pour une petite décennie. J'orientai mon écriture vers des romans spéculatifs, comme la Forteresse de coton ou Attention les yeux.

Je devins journaliste. Deux ans plus tard, mon ami Paul Chaland, ancien de Match, rédacteur en chef de Marie-Claire, intime de Robert Laffont, me présenta à ce dernier pour créer une nouvelle collection de Science-Fiction. Je réservai ma réponse. Pour le choix français, j'étais sûr de pouvoir proposer des textes de qualité. Pour la partie anglo-saxonne, je fis appel à Pierre Versins, qui réserva aussi sa réponse. Car il existait un léger contentieux entre nous. En effet, quelques années auparavant, Jean-Jacques Pauvert nous avait confié, sur la proposition de Denys Chevalier (par ailleurs président du salon de la jeune sculpture), la réalisation de la première grande anthologie du roman populaire des origines jusqu'à la Première Guerre mondiale. Anthologie qui englobait aussi bien le feuilleton sentimental que le policier, le cape et d'épée, le livre pour enfants, pour la jeunesse, les mémoires, la Science-Fiction, etc. Versins remit rapidement sa contribution ; j'avais achevé la moitié de la mienne. Chevalier abandonna. Les six volumes prévus ne parurent donc pas.

Échaudé et probablement trop occupé par la rédaction de sa propre encyclopédie, Versins renonça au projet Laffont. Je dus en décliner la direction. Projet qui renaquit entre bonnes mains cinq ans après. Au moment où il le fallait.

Mais, au cours de la période sombre qui s'annonçait pour la Science-Fiction, notre activité clandestine ne faiblit pas. Notre champ de réflexion s'élargit. Notre expérience de l'écriture et de la vie s'approfondit. Nous préparions la période glorieuse des années soixante-dix.

Car une quantité de nouveaux venus se joignirent régulièrement aux Déjeuners du lundi durant les seventies, tels Marianne Leconte, alors rédactrice en chef d'Horizons du fantastique, Joëlle Wintrebert qui la remplaça, Juliette Raabe, Élisabeth Gille, Yves et Ada Remy, Jacques Sadoul, Yves Frémion, le délicieux Roland Stragliati qui fourbissait la Grande anthologie du Fantastique pour Jacques Goimard, Georges-Olivier Chateaureynaud, ainsi que David Brin, Scott et Suzy Baker qui vivaient alors à Paris ; liste non exhaustive qui s'accrut durant les années quatre-vingt, en particulier avec Jacques Barbéri, Emmanuel Jouanne, Francis Berthelot, qui créèrent Limite, Roland C. Wagner, et nos archivistes borgésiens, Ellen Herzfeld, Dominique Martel, Joseph Altairac. Après de multiples essais (dus à la difficulté de trouver un restaurant capable d'accepter d'un à quarante convives selon les jours), nos repas s'étaient fixés chez Alexandre, rue des Canettes, un italien célèbre pour ses exquis carrés de veau, macaronis au gratin, sa zuppa inglese, où défilèrent, durant les décennies suivantes, tout ce qui compte d'écrivains, d'illustrateurs, de traducteurs, d'éditeurs, d'auteurs de fanzine du monde entier, autour de fiasques de chianti.

Je me souviens des retours du festival de Metz qu'organisait Philippe R. Hupp au tournant des années 1970-80, où Robert Sheckley, Theodore Sturgeon, A.E. van Vogt, John Brunner, Philip José Farmer, and so on, devisaient en notre compagnie. L'année dernière encore, Robert Silverberg partageait notre table.

Si la librairie de la Balance s'est évanouie dans les spirales du passé, il existe toujours des lieux où la Science-Fiction se ressource en attendant des jours meilleurs.


  1. Dans les bras de Gustave lors de l'exposition en décembre 1953 (photo : Arts).
  2. En plein complot (la photo et les bulles sont de Jean-Claude Forest).
  3. Dans un nuage de fumée avec André Ruellan (photo : Philippe Curval).