Chroniques de Philippe Curval

William Temple : le Triangle à quatre côtés

(Four-sided triangle, 1949)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :
Chronique du temps qui vient (5/5)

Serait-il venu le temps des grandes révisions déchirantes ? J'ai parcouru avec espoir le Triangle à quatre côtés, de William F. Temple, sans ressentir l'effervescence qui m'anima lorsque je le découvris la première fois, en 1952, dans une petite mercerie-papeterie de la banlieue parisienne. Bien sûr, la couverture n'est pas la même ; celle du "Rayon fantastique" avait la séduction du cristal pour tous ceux qui songeaient. Celle de Presses Pocket n'est pas du meilleur Siudmak ; elle a un aspect rikiki qui affaiblit la vision cosmico-métaphysique de l'illustrateur. Et puis, aucun service de presse ne peut procurer le plaisir qu'on éprouve en achetant soi-même un volume dans une mercerie-papeterie à l'odeur de coton mercerisé, de réglisse et d'encre d'imprimerie. C'est la rançon du critique. Rançon qui est d'ailleurs largement compensée par une économie de budget pour laquelle n'importe quel fan donnerait sa chemise. Malheureusement, aucun fan n'a pu convaincre une attachée de presse de lui faire un service en offrant sa chemise. C'est pourquoi les fans peuvent se promener torse nu. L'important est qu'ils aient une poche. Afin de répondre à l'expression “payer de sa poche” qui ne signifie en rien qu'il soit nécessaire de fournir la moindre monnaie en échange du livre convoité. Il suffit peut-être que le fan se présente torse nu avec une poche pour obtenir le livre qu'il désire. Je l'engage vivement à essayer. Cela animerait les maisons d'édition où l'on se préoccupe surtout de trafiquer les chrysalides pour obtenir des papillons. En revanche, je déconseille le rapt de critique pour obtenir des livres en rançon ; ils ne sont pas négociables puisque interchangeables. Seuls les livres sont des étoiles fixes, à plus ou moins grande magnitude.

Mais revenons à William F. Temple. Le thème du Triangle à quatre côtés s'avère toujours aussi fascinant : comment Bill Leggett, créateur avec Rob Heath d'une machine pouvant reproduire jusqu'au moindre atome n'importe quel objet ou être vivant, parviendra-t-il à séduire le double de la femme de Rob, dont il est éperdument amoureux ?

Une idée d'une telle ampleur pourrait inciter douze douzaines de romanciers à écrire une œuvre. Le triangle initial dont elle est issue a bien inspiré mille milliers d'écrivains !

Si les trois côtés de ce triangle, le mari, la femme, l'amant — à moins que ce ne soient les angles —, autorisent un nombre de variations presque infini autour des problèmes du désir et du choix, du couple et de ses fondements culturels et économiques, le fait d'y ajouter un quatrième côté n'en fait pas un carré parfait ni même un quadrilatère irrégulier. On obtiendrait plutôt un cercle où les personnages de la comédie, du drame, tournent en rond. Ce qui donne un nombre de situations infinies. Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

C'est sans doute la raison pour laquelle le Triangle à quatre côtés m'a déçu. Parce que j'y ai retrouvé le livre que j'avais lu vingt-six ans auparavant. Alors que depuis, je l'ai récrit vingt fois, cent fois en esprit, de manière différente. D'autant que c'est un roman terriblement daté. Les gens y parlent et agissent comme dans n'importe quel drame psychologique du début de ce siècle, avec des attitudes compassées. Le personnage du médecin, qui est censé témoigner de l'aventure, raisonne comme un clergyman libéral, avec tout ce que cela comporte de paternalisme et d'indécente mansuétude ; le comportement des personnages est soumis à la morale bourgeoise. Croyez que je ne m'oppose pas à la morale comme moteur de l'action humaine mais je la réfute en tant qu'ensemble de règles de conduite à suivre de façon absolue.

Cette morale-là s'oppose au “possibilisme” que j'ai choisi comme forme de philosophie individuelle. Et William F. Temple ne se prive pas de s'insurger contre ce concept théorique quand il fait dire à l'un des protagonistes de son roman : « Chaque impulsion séparée de chacun des individus qui compose la foule finit par produire une force collective qui pousse cet homme dans une certaine direction ; par suite, il croit se déplacer dans ladite direction de sa propre volonté. ». Ici, c'est Bill Leggett qui résume la pensée de Tolstoï et qui s'y oppose. Ce même Bill Leggett, héros prométhéen qui tentera de créer une copie de la femme aimée et de s'en faire aimer. Eh bien ! il échouera lamentablement, parce que William F. Temple est un passionné de morale bourgeoise, un bas exécuteur du libre arbitre, un de ces mystiques qui croient que la science s'oppose à la création divine et ne peut qu'attirer la malédiction de ce Dieu hygiénique dont on obtient la preuve en déroulant du papier.

Dommage ! Car tout n'est pas nul dans ce livre. La silhouette de Lena, la femme qu'on veut reproduire, s'affirme d'un dessin subtil. C'est un être d'instinct à qui les vicissitudes de l'existence ont épargné d'être modelée suivant des normes culturelles. Elle a vécu libre, sauvage, édifiant spontanément sa personnalité. C'est elle qui choisit d'être redupliquée, bien qu'elle se sente la femme d'un seul homme, Rob Heath. Las, sa tentative d'émancipation rimbaldienne s'englue vite dans les filets tendus par la tradition et finira par un suicide bien propre.

Néanmoins, le Triangle à quatre côtés possède un solide mérite : il permet de rêver au plus prodigieux roman d'amour de tous les temps, au plus sensuel, au plus libre, au plus déchaîné : quand tous les clones du monde se donneront les lèvres.

Isaac Asimov : la Voie martienne

(the Martian way, 1955)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

Dans le droit fil de cette critique révisionniste, j'avais conçu le projet de parler de la Voie martienne d'lsaac Asimov. Comme Francis Rousseau vous en a entretenu dans le numéro précédent de Futurs, je crois qu'il est inutile d'y revenir plus longuement, même pour dire le contraire de lui ; sinon j'œuvrerais contre mes propres intentions, en donnant trop d'importance à un écrivain qui n'en mérite réellement pas. Je dirais plutôt un écriveux en me référant à son style qui, mieux que plat ou terne, est tout bonnement assommant. D'instinct, Asimov sait trouver le mot qui n'évoque rien, la phrase qui fait bâiller, la virgule qui endort. Ses œuvres appartiennent à l'anti-littérature. Ce qui n'a pas tellement d'importance chez d'autres où les idées suffisent à transformer un texte quelquefois sommaire en un régal pour l'esprit. La satisfaction béate qu'Asimov éprouve à voir fonctionner son cerveau n'est malheureusement pas transmissible au travers de ses écrits. Et si, par hasard, un sujet de nouvelle intéressant traverse ses méninges, il a vite fait de le réduire en bouillie par sa prose.

Voilà qui est réglé une fois pour toutes. Ses lecteurs ne m'en tiendront pas rigueur. Ils croient que la Science-Fiction c'est Asimov. Sans doute. Mais je me réjouis de savoir que ce n'est pas seulement cela.

Ben Bova : les Oubliés de New York

(City of darkness, 1976)

roman de Science-Fiction pour la jeunesse

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

Passons aux Oubliés de New York, un roman de Ben Bova paru dans la collection "Voies libres" chez Hachette. C'est une collection pour jeunes adultes qui publie indifféremment de la SF ou pas. Qu'est ce qu'un jeune adulte ? Un adolescent précoce ou un enfant sénile ? Personne ne le précise. Essayons donc d'y voir plus clair en lisant ce premier livre paru en français (à ma connaissance) du rédacteur en chef d'Omni, la première revue de Science-Fiction à tirer plus d'un million d'exemplaires.

Le scénario de ce livre est vertigineusement simple : les villes étant trop polluées, les gens se sont réfugiés à la campagne ; pourtant, certaines cités sous dôme servent encore de lieu de plaisir et de villégiature durant une courte saison. Le traitement spéculatif du roman s'avère squelettique, ce qui ne veut pas dire indigent, mais au contraire, d'une ossature fortement charpentée. L'histoire se déroule avec le minimum d'ingrédients forts : les oubliés de la ville et leurs dures conditions de survie, la lutte Noirs-Blancs, le vieux philosophe qui a tout prévu, et surtout pour faire “jeune adulte”, Ronald, dorloté par la société extérieure. Il se révolte lorsqu'on prétend lui dicter les conditions de sa réussite sociale. Confronté à un type de civilisation différent, il sera amené à comprendre que tout n'est pas forcément beau et bon dans un monde idéal.

Dire que cet Oubliés de New York accroît massivement la qualité de notre réflexion sur l'avenir serait tendancieux ; dire qu'il l'inhibe le serait également. Bref, vous l'avez deviné, c'est un livre commercial, assez bien ficelé pour être vendu, pas trop long pour que l'auteur soit affligé de la crampe des écrivains. Quant à deviner à qui il s'adresse exactement, seuls les directeurs de la collection "Voies libres" ont l'air d'en être sûrs. En réalité, le niveau intellectuel du roman se situe entre Didier Decoin et Isaac Asimov, avec un zeste punk pour donner du piment. C'est dire qu'il s'adresse à tous les hommes et à toutes les femmes de tous les âges possédant deux mains, deux yeux et une petite mécanique dans la boîte crânienne capable de déchiffrer les lettres imprimées sur le papier. Voilà qui devrait faire un best-seller ! Mais, si tous les livres de ce genre faisaient des best-sellers, il n'y aurait plus de place pour ceux qui n'y ressemblent pas.

Dominique Douay : la Vie comme une course de chars à voile

roman de Science-Fiction, 1978

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

C'est le cas du dernier roman de Dominique Douay, qui vient de paraître chez Calmann-Lévy : la Vie comme une course de chars à voile.

J'ai cru tout d'abord que nous allions enfin savoir qui était Douay ou, du moins, l'approcher sinon le cerner. Comme tout écrivain en cours de maturation, j'ai pensé qu'il allait se défaire progressivement de sa carapace afin de nous découvrir, même encore voilée, la gelée tremblotante de son moi. Eh bien ! il n'en est rien. Ou plutôt, c'est exactement l'inverse. Si, au début de la Vie comme une course de chars à voile, le héros, François Rossac, nous apparaît frappé en pleine lumière, dans le cadre d'une réalité vécue, Douay s'empresse d'en faire disparaître les contours. C'est une sorte de travail par effacement, remarquable d'efficacité, où le dessinateur peu à peu, par frôlements de gomme à la surface du papier, escamote le modèle jusqu'à ce qu'il ne subsiste plus une seule trace du travail préalable.

Mais n'est-ce pas, justement, le problème existentiel du héros douaytique (ou douaysien) ? « Pourquoi faut-il toujours que je tienne des rôles qui me dépassent ? » déclare François Rossac. Parce qu'il est avant tout un être conceptuel, immergé dans un univers sémantique. Le personnage de Douay ne parvient à saisir le réel qu'au travers des mots. Son aventure intime ne reflète qu'un faible écho des incidents qui se produisent autour de lui. « Les souvenirs qu'il garde de la journée qui se termine sont si vagues, si gris qu'ils n'ont guère plus de consistance que des rêves. » Par moments, l'histoire l'amène à vérifier si les concepts dont il est chargé jusqu'à la gueule fonctionnent dans la réalité.

Or, la signification des mots est fluctuante selon celui qui les prononce : « Étrange, ce sentiment de répulsion qui l'a envahi à la seule idée de devoir échanger quelques paroles avec l'un de ses semblables. » écrit Douay de François Rossac. Son héros est enfermé à l'intérieur d'un dilemme insoluble : comment reconnaître la réalité quand on la perçoit seulement par le verbe et qu'on est psychiquement incapable de communiquer ?

Cette incapacité d'affleurer au réel et de tenir le rôle qu'il s'est empiriquement attribué, François Rossac, champion de char à voile, va pouvoir la vérifier amèrement. Car l'univers bien étiqueté de la plage de Granville (Manche), étroitement lié à la civilisation des loisirs, ne pourra plus lui servir de référence. Les bornes qui lui servaient habituellement de repère pour gagner ses courses à l'arraché sont… arrachées, déplacées ; l'itinéraire même de la course est raccourci. Bref, les seules certitudes sur lesquelles reposait son personnage de champion balnéaire ne correspondent plus aux mensurations de la réalité.

Par contagion, Julie, son amie du moment, se met à vomir et à se comporter bizarrement au retour de Jersey où ils ont voulu fêter leur rencontre amoureuse, puis à faire l'amour avec n'importe qui.

Si tout n'est pas très normal autour de Granville, dans l'Alaska, sur la mer des Sargasses, à Zanzibar, au Groenland, à New York et à Villeneuve, des incidents bizarres se produisent. La terreur s'instaure au point que les Bimillénaristes forment une secte puissante, que les généraux fascistes pratiquent le coup d'État à leur petit-déjeuner et que les multinationales grignotent l'économie mondiale comme les rats le fromage.

Pourtant, ces aspects politiques de la vision de François Rossac semblent encore plus convenus que sa façon d'aimer ou de faire du char à voile ; ils passent comme des diapositives dans sa mémoire, un petit audiovisuel de foire-exposition. Ces clichés renforcent sa conviction que l'univers n'est qu'une projection mentale des autres. Elle ne le concerne pas. C'est pourquoi il préfère décoller du réel en adoptant une attitude plus sophistiquée à l'égard du monde. Alors, défilent autour de lui des personnages qui apparaissent comme des diables sortant des boîtes, symbolisant les thèmes qui le démangent encore à la surface.

Douay fait preuve d'une rare maîtrise dans le développement de ces chapitres incohérents qui se chevauchent et s'entrecroisent à l'image des univers et des actions parallèles dont son héros ne parvient plus à tenir les rênes : « ballotté comme il était à l'intérieur des séquences pour lui dépourvues de sens, il se sentait de plus en plus étranger à ce qui pouvait lui arriver ».

C'est là malheureusement que le lecteur décolle. La perte progressive de substance de la réalité amène le désintérêt. Plus se gomment les êtres, les symboles, les paysages, plus le brouillard monte sur ce Granville que Douay désimagine, plus les pages blanchissent à vue. Un dénouement habile et parfaitement déductible des événements qui ont fait le roman redonne un beau brin de vigueur à la Vie comme une course de chars à voile. Encore que cette fin soit un peu trop dicko-priesto-curvalo-jeuryenne.

La Vie comme une course de chars à voile est une tentative de destruction systématique de l'univers en éclosion de l'Échiquier de la création, le premier roman de Douay. Strates, le suivant, représentant une sorte d'état miraculeux entre le stable et l'instable. En cela, son œuvre est d'une tenue mathématique. Dommage que l'auteur joue avec les bandes velpeau de l'homme invisible : quand il s'en recouvre, on ne saisit que sa silhouette ; quand il les dévide, on ne voit plus rien. On ne sait quelle alchimie individuelle lui a permis de capter le décor, les personnages. À moins que l'écriture soit la manière d'exister de Dominique Douay, sa justification. Dans ce cas, il est certain qu'il occupe une place originale dans la Science-Fiction française contemporaine.

Claude Mézières ; Pierre Christin : les Héros de l'équinoxe (Valérian & Laureline – 8)

bande dessinée de Science-Fiction, 1978

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

Et puisque nous parlons d'écriture, j'aimerais vous dire quelques mots sur la façon dont est travaillée la bande dessinée de Jean-Claude Mézières et Pierre Christin, les Héros de l'équinoxe, dernière aventure de Valérian et Laureline. Il s'agit d'une symbiose à peu près parfaite entre le scénariste et le dessinateur qui aboutit à une œuvre cinétique. Le dynamisme du scénario et sa représentation graphique confèrent à cet épisode une vitesse de défilement légèrement supérieure à vingt-quatre images par seconde qui provoque un délicieux malaise. Tout y est frappé d'invention et d'humour. Cela suffit à mon plaisir et j'avoue n'avoir rien saisi à l'interrogation mi-amusée mi-inquiète sur les pratiques des futurologues, planificateurs et autres prophètes dont on parle dans le prière d'insérer. Ce doit être à cause d'une image qui est passée trop vite.

Et maintenant, je vous prie de m'excuser. Il faut que j'aille voir le défilé du 11 novembre. En effet, A.E. Van Vogt est en France ; je l'ai rencontré à déjeuner. Il faut que je vérifie s'il n'est pas dans les rangs.