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Quarante-Deux

Philippe Curval : chroniques, entretiens et articles

Dick addict

entretien avec Philippe Curval sur l'œuvre de Philip K. Dick, Paris, 2006

par Fabrice Lardreau

par ailleurs :

Partir le plus loin possible en mettant le lecteur dans sa poche, mais garder le contrôle. Telle pourrait être la règle de Philip K. Dick. Retour sur la mise en œuvre d'un principe par un spécialiste de Dick.

Fabrice Lardreau : Comment avez-vous découvert l'œuvre de Philip K. Dick ?
Philippe Curval : Dans les numéros de la revue de SF française Fiction, qui a publié plusieurs de ses nouvelles à la fin des années cinquante. Ces textes tranchaient radicalement avec tout ce que j'avais lu jusqu'alors et rejoignaient ma vision de la Science-Fiction, qui n'était pas prioritairement scientifique. Dick incarnait la véritable voie “littéraire” de la SF, débarrassée des contingences de ce qu'avait été la vieille école anglo-saxonne apparue dans les années trente : la “prévision vraisemblable”… À part quelques auteurs comme Theodore Sturgeon ou Robert A. Heinlein, il faut bien dire que la Science-Fiction était encore enracinée dans l'anticipation scientifique et le roman d'évasion. Nous cherchions, Alain Dorémieux, Gérard Klein et moi une voie différente. Personnellement, je voulais imposer la SF comme une littérature à part entière — et non comme une littérature marginale. La voie choisie par Dick m'a conforté dans ma détermination.
Dick a rapidement bénéficié en France d'un important soutien…
Sans modestie aucune, je crois que les écrivains français, les lecteurs qui nous ont suivis, ont fait beaucoup pour sa réputation internationale. J'ai tout de suite vu qu'il s'agissait d'un écrivain majeur, s'inscrivant dans la lignée de ce qu'aurait pu être le roman surréaliste. Breton a toujours affirmé qu'il s'agissait d'une interdiction majeure : le surréalisme, c'était l'écriture automatique d'abord. Dick a réalisé une écriture automatique “conscientisée” ; reprenant cette forme spontanée de création pour la rendre compatible avec la structure narrative du roman. C'est ce qui m'a passionné. Même si Dick n'a pas appliqué de méthodes, comme Raymond Roussel, il procédait par un jaillissement contrôlé qui transcendait son imagination, son vécu, et dans lequel les idées s'enchaînent les unes par rapport aux autres selon une organisation spéculative et logique. Par un miracle extraordinaire, il arrivait grâce à ce système à faire la boucle et retrouver le point de départ de son itinéraire mental.
Il cite Flaubert, Stendhal et Balzac, « les écrivains réalistes français », parmi ses influences les plus importantes…
Dick était un immense lecteur, aussi bien de roman contemporain et “classique”, que de livres de documentation, d'histoire ou mystiques. Il avait une grande capacité de lecture qui l'a fortement enrichi. Les références à Flaubert ou Maupassant sont très fréquentes chez beaucoup d'auteurs américains de la seconde moitié du xxe siècle (elles constituaient alors un modèle obligé, comme ce fut le cas par exemple pour Hemingway). Dans les années cinquante, Dick a d'ailleurs commencé par écrire six romans “hors SF” — parmi lesquels figurent la Bulle cassée ou Humpty Dumpty à Oakland — qui ont tous été refusés. Ces textes n'ont été publiés qu'à titre posthume, dans les années quatre-vingt. Ils avaient aussi été refusés par les éditeurs de “littérature générale” car, s'ils n'obéissaient pas aux codes de la SF, ils étaient néanmoins hors-norme. Dick est en tout point inclassable…
Quelle est la singularité de son œuvre ?
Le fait que la personnalité de l'auteur apparaisse dans sa littérature ; chaque livre de Dick est relié à son “vécu”. Nul n'est autobiographique, ne constitue pas non plus une “auto Science-Fiction”, mais chacun est sous-tendu par une démarche systématique, inhérente à son propos d'écrivain, qui vise à intégrer son expérience personnelle dans ses romans. Ce qui constitue à l'époque une voie tout à fait originale dans la SF. Ce trait rend les romans de Dick extrêmement sensibles à n'importe quel lecteur, et permet une sorte d'identification à ses personnages, qui sont extrêmement “humains” — bien qu'ils soient aussi inhumains. Ce travail sur le fil de l'inhumain et de l'humain est fascinant chez lui.
La remise en cause de la notion de “réel”, l'idée que le monde dont nous faisons l'expérience n'est peut-être qu'un leurre, une illusion, est-elle le trait fondamental de son œuvre ?
Pendant très longtemps, j'ai pensé que la remise en cause totale de la notion de “réalité” était en effet primordiale chez lui. Et finalement, en réfléchissant, en écrivant sur son œuvre, j'ai pensé que le point central se situait ailleurs. Il y a dans ses romans quelque chose d'assez extraordinaire — qui apparaît d'ailleurs dans Substance mort [ 1 ] [ 2 ] : c'est la notion de deux hémisphères cérébraux travaillant séparément. Elle se traduit dans les textes de Dick par le biais de cette sensation dérangeante, inaccessible, relative au moment où l'on s'endort : personne ne peut cerner le moment où il/elle va s'endormir. On croit qu'on va (ou pas) s'endormir, mais le phénomène ne se produit jamais à l'instant prévu : tout d'un coup, on se trouve plongé dans le sommeil pur — sans transition. Dick donne l'impression, lorsqu'il écrit, d'être dans la réalité… et brusquement de verser dans le sommeil paradoxal qui induit le rêve ; il génère une espèce de courant alternatif permettant de passer de l'hémisphère du rêve à celui du réel. Plutôt qu'une remise en cause du réel, il développe un courant entre deux pôles : le monde vacille et l'on peut douter de la réalité des choses que l'on voit. Quelquefois, le rêve est aussi “réel” que le rêve, et vice versa.
Comment caractériser l'écriture de Dick ?
C'est principalement à travers le dialogue qu'il instaure des réalités divergentes. Tous ses personnages ont une vérité sensible extrêmement forte et, lorsqu'ils parlent, ce qu'ils affirment devient la “réalité”. Lorsque l'intrigue se noue entre divers personnages — qui tiennent chacun des rôles assez forts dans l'histoire —, il obtient à travers leurs échanges verbaux, souvent d'une platitude insidieuse, un glissement vers la destruction et les périls qui sont assez spectaculaires dans le récit. Parallèlement à ce travail, qui permet d'établir des glissements par rapport au monde “réel”, il “dépose” des faits ou des objets qui sont autant de mines explosives. Or, il n'existe pas un auteur moins descriptif que Dick ! Je me demande si c'était par souci de ne pas être démodé qu'il ne dépeignait jamais dans le détail les inventions insolites présentes dans ses romans. Leurs formes ne sont pas précisées, il ne donne aucune justification scientifique à propos de tel ou tel objet technologique. (À l'inverse, les objets disparaissent… Dans un de ses livres, le personnage arrive devant un distributeur de boissons, met une pièce et appuie : au lieu d'un verre apparaît le mot "verre".) Les dialogues prennent des proportions ahurissantes chez Dick, ils deviennent proprement hallucinatoires, y compris dans ses romans de “littérature générale”. On y découvre une exacerbation du banal, qui devient totalement absurde ou non réelle, surtout à propos de discussions de détail sur un objet quotidien… Substance mort [ 1 ] [ 2 ], par exemple, comporte des pages et des pages de dialogues à propos d'une bicyclette et du nombre de ses vitesses… Chez lui, le dialogue sans limites devient le moteur de l'action. Dick a résumé cette problématique lors d'une interview : « Le problème central de la philosophie est la relation entre le mot et l'objet. Qu'est-ce qu'un mot ? Un signe arbitraire. Mais nous vivons avec des mots. D'ailleurs, une chose, ça n'existe pas, c'est une gestalt au sein de l'esprit. La chosité, le sens de la substance, une illusion. Le mot est plus réel que l'objet qu'il désigne, le mot ne représente pas la réalité, le mot est réalité, du moins pour nous. ».
La nouvelle tient une place très importante dans l'œuvre de Dick…
On dit souvent que la nouvelle est le genre emblématique de la SF. C'est lié au fait que les écrivains, depuis l'émergence du genre, publiaient essentiellement en revues. Par ailleurs, la Science-Fiction étant une littérature d'idées — peut-être la dernière littérature d'idées —, elle s'exprime mieux sur la longueur d'une nouvelle… Quand on a une idée forte, on peut l'écrire en peu de pages. Pour concevoir un roman, il faut ajouter des éléments secondaires. Ce que Dick a su faire : comme tous les grands auteurs de SF qui se sont exprimés dans tous les genres, il est aussi intéressant dans ses romans (quarante titres en tout) que dans ses textes courts (cent trente nouvelles). Dick avait d'ailleurs formalisé les différences qu'il entrevoyait entre nouvelle et roman : « Quand la première traite du meurtre, le second se préoccupe du meurtrier, et l'action y prend sa source dans une personnalité que l'auteur a préalablement pris soin de présenter. ».
Dès ses premières nouvelles — écrites à partir de 1947 —, il semble, via la SF, engager une critique virulente de la société américaine…
Dick faisait partie à cette époque du grand courant de la revue Galaxy qui, justement, a remis en cause la société contemporaine américaine… et la Science-Fiction dite de l'“âge d'or”. Cette revue a totalement orienté, ou plutôt réorienté la SF vers la satire sociale, politique et écologique. Dick, avec d'autres écrivains comme Robert Sheckley [ 1 ] [ 2 ] et Frederik Pohl, a pointé l'absence de prise en compte de l'environnement et, surtout, a remis en cause l'idée que la science était un facteur nécessaire de progrès — la SF était auparavant axée sur l'idée que le progrès était forcément “scientifique”. Cette rupture ramène aux origines de la Science-Fiction et à la dichotomie Verne/Wells. Tout est sorti de là : la SF peut aller dans un sens ou dans l'autre, le merveilleux scientifique ou la satire sociale et politique. Dick vient de toute évidence de la “veine Wells”, le versant critique de la société, et non pas dans la fascination pour les inventions possibles (même si, par certains aspects, Verne exerce lui aussi une critique sociale).
Comment le contexte sociologique des années cinquante a-t-il nourri les textes de Dick ?
À travers son regard sur la cellule familiale, qui est un axe majeur de son œuvre. Beaucoup de nouvelles des années 50 et 60 montrent une explosion de la cellule familiale sous diverses formes. Dans "Rajustement", par exemple, paru en 1954, un chien qui parle oublie d'appeler Ed, le héros, à l'heure du “rajustement” : celui-ci n'est donc pas inclus dans la nouvelle réalité prévue par le gouvernement. Il va être dé-enregistré — sauf s'il ment à sa femme. Il s'arrange alors avec le programmateur pour invoquer une folie passagère qui expliquerait son comportement, mais sa femme ne le croit pas et c'est elle qui sera dé-énergisée. On perçoit aussi, au cœur de plusieurs romans — notamment la Vérité avant-dernière et surtout le Temps désarticulé —, que la stabilité du monde est assurée par le pôle parents/enfants, le home bien arrangé à partir duquel tout va éclater. Cela me fait penser à une cabine des Marx Brothers pervertie. Là où il existait une stabilité totale, l'irrationnel s'engouffre peu à peu, qui fait exploser toutes les données, les valeurs de la société. Le Temps désarticulé (1959) pousse le système à l'extrême : on y découvre une réalité entièrement organisée autour d'un individu, pour lui faire croire qu'il vit dans tel monde, alors qu'il ne vit pas dans ce monde ! Cette histoire est typique des fictions nées dans les fifties ; elle constitue une réaction à l'Amérique pépère de cette époque. L'environnement familial, la banlieue, et tout ce qui allait avec, sont perçus comme étouffants. Du coup, bien des auteurs en rupture de ban se sont amusés à créer le soupçon au sein du cadre a priori le plus sécurisant, le plus intime (très souvent, les gens les plus proches sont remplacés par d'“autres”. La nouvelle intitulée "le Père truqué" en est l'archétype).
La politique avait-elle aussi une importance ?
Dick a commencé à écrire dans le contexte de la Guerre froide, de la crainte d'un conflit nucléaire, qui apparaît plus ou moins directement dans beaucoup de nouvelles. Néanmoins, il a pris une réelle dimension politique lorsqu'il a épousé la “contre-culture” des années 60. À partir de là, il a essayé de vivre contre l'establishment américain ; c'est là qu'il est devenu le plus politique — Substance mort [ 1 ] [ 2 ] (1977) étant un de ses romans les plus aboutis dans cette veine. Dick a cru — ce qui semble être avéré aujourd'hui — être surveillé par le FBI : il a déclaré à Paul Williams (journaliste de Rolling stone devenu son ami et exécuteur testamentaire) : « Depuis que les flics ne s'intéressent plus à moi, je n'ai plus goût à rien… ». Ce que l'on peut prendre pour un résumé de toute son œuvre : il avait besoin de nourrir sa paranoïa. Nixon a profondément nourri cette parano ; pour lui, Nixon était vraiment le monstre absolu. Si Dick était encore vivant, il aurait fait tomber Bush à lui seul…
Peut-on pour autant qualifier Philip K. Dick d'écrivain “engagé” ?
Je n'en suis pas sûr… Il était “pleinement responsable”, du point de vue conceptuel, de ce qu'il écrivait, mais avait-il vraiment une ambition dénonciatrice ? L'écriture, pendant longtemps, a répondu chez lui pour une bonne part à un besoin alimentaire (pour autant, s'il avait voulu seulement gagner de l'argent, il aurait pu produire des textes beaucoup plus commerciaux, et non des nouvelles ou des romans assez complexes à suivre, dans lesquels le lecteur “ordinaire” est perdu à partir de cinquante pages). Par ailleurs, la dénonciation en soi est un objectif assez limité pour tout artiste ; elle existe, mais si elle est la seule raison de créer, le projet ne va pas très loin. Cela devient de la littérature “politique”. L'esprit de Dick était structuré d'une manière si particulière qu'il essayait de transcrire sur le papier “sa” perception de la réalité. Néanmoins, Dick observait l'actualité mondiale avec acuité : par exemple, il a écrit une nouvelle sur Pol Pot. Il était vigilant, à l'affût de toutes les abominations perpétrées dans le monde ; il essayait de se les accaparer pour les refléter, les dénoncer à travers ses romans. Mais je le vois avant tout comme un conteur, dont l'une des facettes est la politique — ce qui fait de son œuvre un gisement extrêmement riche dont le travail induit plusieurs niveaux de lecture.
Le Maître du Haut Château, paru en 1962 (l'année de la crise des missiles cubains), marque un tournant dans son œuvre…
Pour la première fois, Dick se débarrasse totalement du folklore de la Science-Fiction (jusqu'alors, il conservait malgré tout les codes de la SF, ses thèmes comme le voyage dans le temps, la colonisation d'autres planètes, etc.). Ce roman est une uchronie très particulière dans laquelle il a tenté une fusion entre la “littérature générale” et la SF. L'uchronie, qui revisite le passé, imagine un point divergent dans le cours de l'Histoire qui induit un présent, puis un futur alternatif. Que se serait-il passé si les Nazis avaient gagné la guerre et que les États-Unis étaient devenus un territoire occupé par les Allemands et les Japonais ? Tel est le postulat de départ du Maître du Haut Château, très éloigné de la SF traditionnelle, qui ne relève en rien d'une problématique scientifique. Dick fait date car il a écrit l'uchronie la plus spéculative qui ait jamais été faite : les éléments de distorsion de l'Histoire sont très subtils, imprègnent le livre et en font quelque chose de presque “réel”. Contrairement à beaucoup d'uchronies assez brutales en terme de décalage, il ne s'engage pas dans un récit linéaire, ne démarre pas du point où l'Histoire diverge, se déroule différemment, mais à partir d'une situation acquise depuis longtemps : les Nazis envoient des fusées dans la Lune, doivent envisager la succession d'Hitler. On se situe longtemps après la victoire des forces de l'Axe… À l'intérieur de l'histoire existe un écrivain, Abendsen, vivant dans la zone libre du sud des USA, auteur d'un livre, la Sauterelle pèse lourd, affirmant que les États-Unis auraient gagné la guerre… La cause est entendue. Le roman est un jeu de miroirs vertigineux : Dick a franchi une étape capitale avec ce roman construit comme une réalité vécue — on a l'impression qu'il est entré dans un “rêve réalisé”.
Ce livre peut constituer une porte d'entrée dans l'œuvre de Dick…
Oui, notamment pour la personne qui ne lit pas de SF et n'est pas habituée à la démarche intellectuelle requise. On peut pénétrer dans ce roman sans heurt. Pourquoi ne lit-on pas de SF, souvent ? Car le lecteur peu habitué à exercer son imagination est totalement débordé, suffoque, pose le livre à terre et s'arrête. Le Maître du Haut Château, une fois les données du problème assimilées (la présence des Japonais occupant la partie ouest des USA), est assez facile à lire. Toutefois, il donne la clef à l'un des aspects de l'œuvre de Dick, qui en compte beaucoup d'autres…
Le thème de la drogue, apparu pour la première fois dans le Dieu venu du Centaure (1965), puis dans Substance mort (1977), est important…
Dick a vécu et écrit durant une période (les années soixante) où la drogue avait une grande importance dans les milieux intellectuels ; elle s'est répandue au moment où l'œuvre de Dick se bâtissait. Dick en a certainement pris, mais on n'a jamais véritablement déterminé quoi — certes, il abusait des amphétamines pour écrire, mais il était surtout entouré par des quantités de gens qui en prenaient… Il dit à la fin de Substance mort [ 1 ] [ 2 ], quand il était en cure de désintoxication, qu'il fait ce livre en mémoire de tous ces amis morts d'overdose ou sérieusement atteints. Il a vécu à travers son entourage cette dérive de la drogue qui s'est emparée de la société à l'époque ; il était fasciné (à la suite de quelques expériences) et en même temps redoutait ces substances dont il percevait le danger mortel. Une de ses hantises — ça ne lui est pas spécifique — était la mort. On voit cette crainte s'épanouir totalement dans Ubik (1969) : il y a dans ce roman un échange total entre les morts et les vivants ; les morts reconstruisent la vie et ainsi de suite…
Dick, dans l'article "le Monde que je décris", affirme écrire pour « contrecarrer le processus entropique », « la force noire », c'est-à-dire la mort…
On trouve toujours dans son œuvre une tendance paranoïaque, accentuée par les amphétamines, et qu'il a ressentie profondément devant la fatalité de la mort. Je crois, pour en revenir au surréalisme, que Dick était un “écrivain paranoïaque critique” ; il se savait paranoïaque et se ressourçait avec une certaine lucidité à ce trait de caractère, parfois justifié par l'environnement, et la société contraignante dans laquelle il avait du mal à survivre. Il pouvait juger de son état propre — comme il l'a fait plus tard vers la fin de sa vie, où il est devenu quasiment mystique, ce qui est une des formes ultimes de la révolte contre la mort —, tout en conservant une position de “mystique critique” : car on aurait tort de négliger son sens de l'ironie et son humour. Il y a toujours un côté ambivalent chez lui : Dick plonge profondément à l'intérieur de ses fantasmes et de ses spéculations, tout en recourant à un humour décapant qui lui permet de se voir écrire et d'en rire à travers son écriture. Il s'engageait à fond dans ses fantasmes, tout en conservant la faculté de se contrôler en permanence. Car il ne faut pas négliger dans son itinéraire la nécessité de donner des œuvres destinées à des collections populaires, à des lecteurs qui puissent comprendre, malgré l'extraordinaire force d'imagination qu'il déployait dans son œuvre. C'est souvent sous couvert de la littérature de genre, qui est une protection, que des messages forts peuvent passer.
La dernière partie de sa vie et de son œuvre ressemble à une quête métaphysique…
Le virage s'est opéré à partir de Radio libre Albemuth, considéré comme le premier volume de la série Trilogie divine (qui est en réalité une tétralogie), constituée de Siva, l'Invasion divine et la Transmigration de Timothy Archer (1981-82). Ces textes totalement échevelés aboutissent souvent à des impasses logiques. Jusqu'alors, Dick opérait parfois des fractures dans ses livres, des moments où l'on s'arrête pour se retrouver quelques pages plus loin dans un monde décalé où tout ne sera pas justifié par rapport à la structure générale du récit. Avec cette tétralogie, on pénètre dans une espèce de délire religio-cosmique qui anime le récit. Dick ne se préoccupe plus de la fiction spéculative, telle qu'il l'a pratiquée toute sa vie, il se libère complètement. Sa lecture des gnostiques l'a fait basculer vers le religieux, plutôt que le philosophique. On peut toutefois trouver une cohérence générale dans toute son œuvre : le soupçon sur la réalité reste le même ; Dick cherche la Vérité derrière le voile des apparences, il essaie toujours de remettre en question le monde tel qu'il est… Au fur et à mesure que l'on avance dans ses livres, ses personnages se rapprochent de plus en plus de Dieu. Nombre de ses héros dirigent le monde, le créent ; l'auteur lui-même est pris dans des réseaux où il se retrouve en position d'être le dieu qui a créé l'univers dans lequel il se déplace — il y a une tentative d'approche de Dieu, et, en même temps, une certitude que Dieu c'est l'Homme. Il continue sa réflexion sur les limites de l'Humain et du Non-Humain, qui peut intéresser et concerner n'importe quel lecteur. D'une certaine manière, Dick prouve avec ces derniers textes qu'il a changé de grille narrative — du politique vers le religieux — mais pas de vision.
Ce virage spirituel s'accompagne paradoxalement dans son œuvre d'une forte dimension autobiographique…
On retrouve dans ces derniers romans la présence forcenée de Dick : il est là, présent, on le devine à travers ses personnages — ce sont presque des romans autobiographiques plongés dans un monde de SF. Finalement, l'autofiction est plutôt là, et pas là où on le croit. Il faut noter qu'à la même époque — ce qui est assez troublant — plusieurs auteurs issus de la SF se sont eux aussi mis en scène sous leur propre nom : je pense à Ballard, dans Crash!… C'est la tentation de tout écrivain de Science-Fiction : après avoir exploité assez longtemps le domaine des idées, de parvenir à se reconnaître à travers les concepts les plus fous que l'on pense avoir imaginés, et d'y retrouver quelque chose de soi. On pensait avoir travaillé dans la pure idée, moteur même de la SF, et l'Homme revient avec sa personnalité, ses préoccupations les plus intimes, les plus personnelles…