KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Charlie Jane Anders : Tous les oiseaux du ciel

(All the birds in the sky, 2016)

roman de Science-Fiction basculant du côté du Fantastique

chronique par Pascal J. Thomas, 2019

par ailleurs :

Deux protagonistes parallèles se partagent ce texte. Titre oblige, honneur à la gent ailée : Patricia Delfine se rend compte qu'elle est une sorcière-née le jour où elle se met à comprendre les oiseaux, et comparaît devant leur parlement installé dans un arbre géant au fond des bois. Arbre géant qu'elle ne pourra retrouver qu'au bout de nombreuses années, bien entendu. Laurence Armstead, lui, est un geek-né qui, dès la plus tendre adolescence, arrive à se bricoler une machine à voyager dans le temps… qui n'arrive qu'à l'envoyer dans le futur sur une distance de deux secondes. Autrement dit, deux polarités opposées de l'étrangeté : la magie et la nature, contre la science et la technique.

Mais tous deux sont incompris, et rejetés. Par leurs familles respectives, et par leur groupe social de condisciples collégiens. Et souvent avec beaucoup de violence. La pression extérieure les rapproche, les force à s'entraider — Patricia prétend accompagner Laurence dans d'imaginaires sorties sportives, encouragées par les parents de celui-ci qui ne veulent pas le voir passer tout son temps dans sa chambre (où il bricole en secret une intelligence artificielle). Les péripéties tragicomiques abondent.

Saut en avant dans le temps : Patricia et Laurence ont été séparés par la vie, ont chacun trouvé des mentors qui les ont sauvés de leurs parents et une éducation correspondant à leur passion. Et œuvrent chacun dans leur domaine, Patricia en magicienne guérisseuse, Laurence en mercenaire scientifique d'un milliardaire fasciné par l'idée de conquérir les étoiles en perforant la structure de l'univers. Mais tous deux vivent désormais à San Francisco, et fatalement, ils se rencontrent, et vont à nouveau avoir besoin l'un de l'autre. Tous deux connaîtront (ou auront connu) leurs échecs mémorables, et doivent faire face au naufrage écologique imminent de la planète. Tandis que la frange la plus riche et instruite de sa population remet son sort aux mains des Caddys, une sorte de tablette à l'intuition imparable dont on a peine à croire que les ressources ne proviennent que de l'usage rationnel de l'informatique.

Sur le blurb de couverture de l'exemplaire de la version originale que j'ai en main (Titan, 2016), Michael Chabon (qui n'est pas n'importe qui) qualifie l'ouvrage de “Dazzling… Profound”. Si j'approuve le premier qualificatif, j'ai des doutes sur le second. Parce que le livre ne s'épargne guère les lieux communs. Vous vous doutez bien que Patricia et Laurence, qui n'ont été en couple que pour la galerie, et que tout sépare (et de plus en plus gravement au fur et à mesure de la progression de l'intrigue), finiront par filer l'imparfait amour. Oui, ça s'explique, ce sont leurs Caddys qui les y ont forcés — ou la main impitoyable de l'autorité autoriale. De même qu'il faudra essayer de sauver le monde, au milieu d'une scène d'Apocalypse. La pire facilité, à mon goût, étant la manière dont est incarnée la dualité Fantastique/SF, ou Magie/Raison, ou Lettres/Sciences, voire Nature/Culture si vous voulez — nous vivons constamment avec cette opposition dans le domaine de l'Imaginaire, mais aussi dans celui de notre culture.(1) Cette polarité de genre (au sens catégorie littéraire) se retrouve, de façon archiclassique, mise en scène comme une polarité de genre (au sens catégorie sociale fondée sur le sexe biologique). On aurait espéré plus de transgressivité de la part de l'Imaginaire. L'Imaginaire transgresse déjà tant, me direz-vous, que suivre la répartition ordinaire des rôles est une transgression de la transgression. S'il n'est pas dénué d'ingéniosité, cet argument manque singulièrement de bonne foi.(2) Je crois plutôt qu'il est plus commode pour l'autrice, quand on privilégie la vivacité d'expression, de s'appuyer sur les attentes automatiques du lectorat.

Et de vivacité, Anders ne manque pas. On est d'emblée plongé dans l'univers du roman, les personnages sont caricaturaux, certes, mais immédiatement vivants, y compris ce (littéralement) triste sire de Theodolphus Rose. L'autrice a le sens du décor : la narration passe de lointaines et banales banlieues de Boston aux collines de San Francisco (avec des passages par la Sibérie et les montagnes des environs de Denver). Et surtout, le texte est émaillé d'inventions verbales émoustillantes. Pour n'en citer qu'une, au hasard (et parce qu'Anders aime visiblement les motos) : “His heart skidded like a dirt bike on black ice” (p. 289). En revanche, je n'arrive pas à croire en l'infinie méchanceté dont font preuve les parents autant de Laurence que de Patricia, mais c'est peut-être l'orgueil blessé d'un récent parent d'adolescents qui parle.

Vous vous doutez que je me suis posé la question du rattachement de ce livre à un genre ou à un autre. Il emprunte allègrement à l'arsenal du Fantastique, avec son école de sorcellerie et ses dialogues avec les animaux, et à l'imagerie de la SF, avec son futur cyberpunk (ou plutôt d'informatisation à outrance, version réseaux sociaux), ses machines à trouer l'Univers et ses catastrophes écologiques. Doit-on le considérer comme un hybride, ou le ranger dans l'une ou l'autre case ? Décidé à trancher de la façon la plus rationnelle possible, j'ai consulté mon chat qui, après avoir exigé une poche de délices de saumon émincés pour prix de ses services, m'a répondu ceci : « Si dans une démonstration mathématique, tu trouves neuf propositions correctes et une dont la démonstration est fausse, tu ne diras jamais qu'elle est vraie à 90 % — tu diras qu'elle est fausse. Si dans une œuvre de fiction, l'auteur abandonne de quelque façon que ce soit la prétention à la vraisemblance scientifique, alors l'œuvre bascule du côté du Fantastique, et peu importe combien de fusées interstellaires et de pistolets-lasers le texte aura accumulés. ». Mon chat ne me parle pas souvent, mais ce qu'il dit est frappé au coin du bon sens. Il ajoute qu'il n'a pas honte de lire avec plaisir des ouvrages de Fantastique qui se permettent des raccourcis faciles quand ils sont bien écrits, même si celui-ci fait la part trop belle aux oiseaux, que lui adore croquer, et qu'il n'est pas prêt de devenir végétarien.(3)

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 84, avril 2019


  1. C.P. Snow, avec son essai sur les Deux cultures (the Two cultures, 1959), n'a certes pas été le premier à le remarquer.
  2. Car j'ai l'outrecuidance d'attribuer au lecteur, rhétoriquement interpellé, une mauvaise foi qui est toute mienne.
  3. À propos de chat, qui se soucie du destin de celui de Patricia devrait lire la nouvelle "Trèfle" dans le recueil Six mois, trois jours (Six months, three days, five others, 2017).

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