Iain Banks : Dead air
roman de littérature générale inédit en français, 2002
- par ailleurs :
Le 11 septembre : nous avons tous senti passer le vent du boulet, et les arts comme la politique, moins intensément sans doute, se sont ressentis de ce jour où nous savons tous où nous étions quand nous apprîmes la nouvelle. La couverture de ce livre, vous noégaillarderai-je, avec son avion de ligne superposé à une cheminée emblématique de Londres — plutôt qu'à une tour de bureaux —, est obscènement inquiétante, la première scène située en ce fatidique anniversaire de la chute de Barcelone,(1) et le titre lui-même fait penser à une menace venue de l'air.
En fait, ça n'a rien à voir.
Dead air est un terme de radio qu'on pourrait traduire par un blanc à l'antenne, et je ne parle pas du présentateur de l'émission reggae dont les joues font concurrence au cachet d'aspirine, non, je parle de ce qui arrive quand tu as lancé un disque qui est finalement plus court que ce que tu pensais, et que tu reviens des toilettes de la station en remontant précipitamment ta braguette, pour galoper jusqu'au micro et expliquer à l'auditeur que le silence qu'il écoute depuis dix secondes — ce qui est long ; essayez — est encore l'écho du solo rageur de guitare saturé de Jimi Hendrix qui secouait la membrane de leur transistor. Ou alors, c'est quand tu as proféré une blague de tellement mauvais goût que ton complice d'émission, qui en a pourtant vu d'autres, se demande s'il doit rire, pleurer, ou aller moucher la bière qu'il vient de prendre en lavement par les fosses nasales.
La radio est un monde merveilleux — quelque peu gâché aujourd'hui par la diffusion en vidéo sur le web —, et le narrateur protagoniste de ce roman, Ken Nott, est un peu comme moi : sa langue est bien plus rapide que son cerveau, ce qui est bien utile dans son emploi de présentateur radio, pour éviter le susdit blanc à l'antenne, ou l'excuser d'invraisemblable façon quand il finit par se produire. Mais lui vaut aussi de nombreux ennuis, en particulier quand il se lance en direct dans une de ses diatribes moralo-politiques, qui égratignent sans relâche des puissants et pas toujours indulgents. Surtout s'ils sont clients de la régie publicitaire des employeurs de Ken, qui l'ont plus d'une fois prié d'aller exercer ses talents ailleurs.
Quand s'ouvre le livre, toutefois, Ken a quitté son Écosse natale pour Londres, et a un travail stable dans une station privée [fictive], Capital Live!, qui apprécie les outrances contrôlées dont il fait preuve dans ses réponses aux auditeurs — fidèles et très nombreux — qui appellent le standard de la station. Malgré son décor radiophonique, la musique populaire, remarquons-le, joue dans ce roman un rôle plus mineur que dans bien des œuvres de Banks. Même si Jo, la petite amie officielle de Ken, travaille au contact des artistes pour une maison de disques. Ken est entouré d'une petite galerie d'amis qui fournissent des moments de comique facile, jouant sur les accents notamment. Mais autant eux que Jo joueront finalement les utilités, car Ken est un incorrigible coureur de jupons. Qui ne sait pas s'arrêter, même quand il met sa vie en danger, en maintenant une liaison avec Celia, épouse d'un roi de la pègre.
Comme dans Retour à Stonemouth, plus encore en fait que dans ce roman où la criminalité est tissée au cœur de la vie d'une ville écossaise, Dead air est propulsé par le contraste violent entre la vie des civils ordinaires et celle du milieu. Avec un effet de montagnes russes émotionnelles qui met le lecteur à rude épreuve, et l'accroche totalement à l'intrigue. Le même effet a été obtenu plus récemment par la série Breaking bad (et sa préquelle Better call Saul), et un morceau de bravoure du livre est d'ailleurs une plaidoirie qui me semble préfigurer les hauts faits oratoires de James McGill (alias Saul Goodman). Mais là où Walter White, truand novice, se révèle un génie du mal, Ken Nott — dont le nom est en soi un aveu — est assez largement incompétent quand il s'agit de se frotter à la délinquance. En revanche, le livre construit progressivement le personnage de Celia, merveille de calme, de prévenance, et d'intelligence, face à qui tous les personnages masculins ne sont que pitoyables bouffons. Comme elle le fait remarquer au volubile Ken, “you're only inarticulate when you're sincere”
, ce qui est un superbe raccourci de sa personnalité.
Tant qu'il y aura des romans de Banks que je n'ai pas encore lus, il ne sera pas encore mort pour moi, et comme je ne me les égrène que pendant les vacances, il lui reste à mon compteur pas mal d'espérance de vie (virtuelle). La remarque sur l'incompatibilité de la sincérité et de l'éloquence n'est pas entièrement exacte : Banks démontre comme toujours une étonnante virtuosité dans la verbosité, qui me comble de plaisir à chaque fois, mais glisse aussi dans son propos un certain nombre d'arguments politiques qui reflètent de fortes convictions. Et le livre est un plaisir sans mélange, tellement vivant et prenant que, dans les passages les plus durs, je devais le déguster à petites doses pour contrôler mes frayeurs. Comme Ken dans ses moments d'alcoolisme, pourtant, je n'arrive jamais à attendre très longtemps avant la dose suivante. Irrésistible.
- Celle de 1714. Si vous ne le saviez pas, vous l'aurez appris ici. Wikipédiez "Fête nationale de la Catalogne"…↑
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