KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Charles Stross : Empire games

roman de Science-Fiction inédit en français, 2017

chronique par Pascal J. Thomas, 2018

par ailleurs :
 

Charles Stross a un côté cyberpunk humoristique, avec sa description de futurs post-humains ou post-Singularité (Iron sunrise/Aube d'acier, Accelerando, Glasshouse, Saturn's children, pour n'en nommer qu'une poignée), un côté horreur lovecraftienne parodique avec le Cycle de la Laverie, et un côté Fantasy sous forme d'uchronie semi-moyenâgeuse avec le Cycle des Princes-Marchands. Robert Laffont avait publié les quatre premiers des six volumes de cette dernière,(1) qui à mon avis se situait un cran en dessous des autres œuvres de l'auteur : on restait dans l'aventure et l'intrigue, sans les étonnantes créations de mondes qui me font tant aimer Stross. Remarquons pourtant que même dans ce cadre plus convenu, il était capable d'une analyse des différends de développement économique de ses mondes parallèles qui lui avait valu les louanges de Paul Krugman, plus connu comme prix Nobel d'économie que comme critique de Science-Fiction !(2)

Conscient sans doute de l'épuisement d'un terrain de jeu qu'il avait fini par ravager par une apocalypse nucléaire, Stross a décidé de donner un nouveau départ à son univers uchronique. Exit donc le Clan, dispersé par la guerre — mais ses membres-clé se sont recyclés dans une autre ligne temporelle, le New American Commonwealth.(3) Miriam Beckstein est toujours là, et reste une femme aussi puissante que rusée.

Mais le projecteur est mis sur notre ligne temporelle… enfin, une ligne temporelle très proche de la nôtre, mais dans laquelle l'attaque nucléaire sur la Maison blanche en 2003 par des agents du Gruinmarkt venus d'un univers parallèle a laissé des cicatrices indélébiles sur la société américaine. Les services secrets paratemporels ont décidé d'explorer les mondes qui les entourent, et ont besoin d'agents capables de sauter d'un monde à l'autre grâce à leurs capacités innées. Ainsi décident-ils de recruter coûte que coûte Rita Douglas, jeune femme mystérieusement adoptée.

Le roman suit en parallèle — c'est le cas de le dire ! — l'intégration forcée de Rita dans l'Office of Special Programs et la préparation de ses missions, et les intrigues politiques de Miriam Beckstein (devenue Burgerson) dans le monde du Commonwealth.

Rita est un personnage intéressant : elle n'a que faire de ses parents biologiques (qu'elle considère comme de simples donneurs de gènes) ; son grand-père adoptif Kurt, réfugié de la RDA, lui a donné mine de rien un entraînement d'agent secret, et elle se pose beaucoup plus de questions que n'aimeraient ses nouveaux patrons. Son monde, qui est presque le nôtre, réserve quelques clins d'œil, comme l'existence réelle d'un roman qui s'intitule the Grasshopper lies heavy.(4) Mais Rita n'est pas maîtresse de son destin, et toutes ses qualités d'espionne n'empêchent qu'elle évolue dans un espace restreint.

Les chapitres consacrés au Commonwealth ont en revanche l'avantage d'adopter un point de vue qui permet de contempler une société entière dans son développement économique et politique. Dans cette ligne temporelle — cela nous est précisé en début du roman —, la France a envahi et défait l'Angleterre en 1760, créé un empire européen hégémonique et totalitaire, et étouffé la révolution industrielle. Mais la monarchie britannique s'est réfugiée dans ses colonies du Nouveau Monde, avant d'être renversée au début du xxie siècle pour laisser place à une République dictatoriale. C'est celle-ci que Miriam, instruite par sa bonne connaissance de notre monde, décide de lancer dans un développement technologique accéléré avec un programme qui commence par une politique volontariste d'éducation — sur ce point, évoqué par une série de flashbacks, Stross est nécessairement schématique plus que romanesque, mais on retrouve là le genre de vision scientifique de l'histoire et du développement économique qui avait pu séduire Krugman dans la série précédente. L'Amérique, démonarchisée mais contrôlée par de multiples services policiers, s'industrialise à marche forcée, se couvre de lignes de chemin de fer et d'usines, et prend un visage qui évoque une Union soviétique qui aurait bien tourné — il n'est pas innocent que Stross donne un coup de chapeau à Iain M. Banks en préambule du roman. (5)

Empire games propose une version résolument plus moderne, plus complexe, de la série paratemporelle de Stross. Le monde qui ressemble au nôtre (américain avant tout) a été traumatisé par l'attaque nucléaire de 2003, parfait parallèle du 11 septembre au point d'être désigné par sa date chiffrée : on dit 7/16 dans ce monde comme on dit 9/11 dans le nôtre. Et là aussi est né un tout-puissant Department of Homeland Security qui ne s'embarrasse pas outre mesure de légalité. Cette paranoïa est à la fois pesante et justifiée, ce qui diminue l'impact de la fresque.

Le fait de démarrer une histoire relativement nouvelle en conservant l'arrière-plan richement détaillé au cours de six romans permet de disposer d'un monde complexe et passionnant — et contraint l'auteur à fournir au lecteur une liste des personnages principaux et des rappels sur les diverses lignes temporelles impliquées dans l'action. Cela ne constitue pas une gêne majeure. Ce qui est plus ennuyeux est que le roman sent très fort le début de trilogie,(6) avec beaucoup de mise en place et de suggestion d'actions ultérieures, et finalement peu d'événements décisifs. Et surtout l'importance prise dans le récit par les détails de l'action clandestine — on est presque dans du roman d'espionnage, alors qu'on aperçoit au détour des courses-poursuites les vastes mouvements de l'Histoire. Stross a remonté d'un cran le niveau par rapport à la série des Princes Marchands, mais il reste sur un mode mineur au regard de ses meilleures œuvres.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 82, mai 2018


  1. Une Affaire de famille, un Secret de famille, Famille et Cie & la Guerre des familles.
  2. Voir aussi ce qu'en dit Gérard Klein en tant qu'économiste dans sa préface à une Affaire de famille.
  3. Le nom, qu'on peut traduire par Bien commun, se réfère bien plus à la dénomination officielle de l'État dirigé par Oliver Cromwell au xviie siècle qu'à l'ensemble des anciennes dépendances de la Couronne britannique.
  4. “The author also wrote […] the book behind Blade runner.” précise Kurt (p. 136 de l'édition Tor UK), à l'attention des lecteurs qui n'auraient pas saisi l'allusion. À noter que dans la nouvelle traduction de 2012 du Maître du Haut Château, la Sauterelle pèse lourd est devenu le Poids de la sauterelle
  5. “For Iain M. Banks, who painted a picture of a better way”.
  6. Effectivement, Dark state est sorti en 2018, et on verra Invisible sun en 2020.

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