KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Iain Banks : the Quarry

roman de littérature générale inédit en français, 2013

chronique par Pascal J. Thomas, 2017

par ailleurs :
 

Ce roman restera pour tous ses fans le livre qu'Iain Banks avait déjà écrit à 90 % quand fut découvert son cancer foudroyant, et qu'il trouva le courage de terminer — alors que l'intrigue s'articule sur le cancer (moins rapide) du personnage central, en phase terminale. C'est, soyez prévenus, du Iain sans “M”, autrement dit du roman réaliste et non cette SF qu'on M ici, mais ça présente toujours la patte infiniment séduisante de l'auteur.

La narration se déroule pendant les quelques jours où Guy a invité une poignée de camarades d'université pour les revoir, sans doute une dernière fois, dans la maison qu'ils connaissent tous bien — et qui est sur le point d'être détruite pour laisser place à une extension de la carrière qui la borde (d'où le titre).

L'argument du livre ressemble furieusement à celui du film de Kenneth Branagh, Peter's friends (1992) : dans celui-ci, Peter rassemblait ses amis d'études, dix ans après, pour leur annoncer sa mort prochaine (du SIDA ; cela fascinait encore à l'époque) et nous les voyions se rendre compte des changements qui s'étaient produits dans l'intervalle, et nouer entre eux différentes intrigues secondaires (et gratter la poussière du passé pour en extraire quelques vérités jusque-là dissimulées).

Les amis de Guy, avec qui il a maintenu depuis une vingtaine d'années des contacts intermittents, constituent une sorte d'échantillon de la société britannique : Holly, surnommée Hol, honnête critique de film constamment fauchée, aux solides convictions de gauche ; Pris, assistante sociale sympa à la vie professionnelle et sentimentale toujours instable (son petit ami du moment fera une brève apparition comme pièce rapportée décidément trop peu cultivée pour l'atmosphère du groupe) ; Rob et Ali, couple de cadres aux dents longues qui ne vivent que pour l'argent, travaillent pour la même compagnie, rivalisent professionnellement, et personnalisent le tournant thatchérien ; Hazel, qui n'est connu que sous le surnom de Haze,(1) irresponsable, abonné au chômage et aux petits boulots, et surtout fumeur en permanence défoncé ; et Paul, avocat pour une grande compagnie de media, qui s'engage dans la politique à-gauche-mais-réaliste, bref, un paradigme du blairisme.

Guy (dont on ne peut s'empêcher de le voir comme une image de l'auteur) est un tout petit peu plus âgé que son groupe d'amis — eux étaient tous dans le département de cinéma de Bewford University, lui a prolongé ses études en zigzaguant, comme un “étudiant sans portefeuille” selon le mot de Hol. Il est lui-même de gauche, version cynique et désabusé — ce qui peut être dû à son état de santé autant qu'à la situation du pays. Il a mené une modeste carrière de journaliste en restant sur place, dans sa maison proche de Bewford (ville fictive du nord de l'Angleterre). Et son domicile, vaste mais mal entretenu, s'est transformé en amoncellement de souvenirs, sous forme de papier ou de bandes magnétiques. Ce qui fournit le McGuffin qui pimente l'intrigue du livre : quelque part dans le fouillis (ou, qui sait, dans le vaste jardin) se trouverait une bande vidéo d'un format obsolète, dont le contenu embarrasserait nombre des hôtes du week-end, qui voudraient bien la retrouver (pour la détruire, ou qui sait, pour s'en servir). De façon plus générale, la réunion est comme un puissant caustique qui, en dissolvant les couches superficielles de la vie sociale, révèle les vieilles histoires, les vieilles haines et les faiblesses de chacun.

Rien de tout cela n'est bien novateur, mais nous savons que Banks écrit suffisamment bien pour nous faire aimer n'importe quelle intrigue, et accepter une métaphore aussi transparente que celle de la carrière qui va dévorer la maison de Guy comme le cancer dévore son corps. Un élément supplémentaire, toutefois, donne tout son sel au livre : la personnalité du narrateur. Kit a un peu moins de vingt ans, et est le fils de Guy et d'une mère inconnue — l'histoire que son père raconte est qu'il a trouvé le bébé un jour sur le pas de sa porte, sans être sûr de laquelle de ses amantes de neuf mois auparavant lui avait fait ce cadeau.

Quoi qu'il en soit, Guy a élevé Kit, qui est un parfait geek : adolescent en surpoids, calculateur rapide, optimisateur obsessionnel des détails de la vie quotidienne, utilisateur virtuose de l'informatique, il éprouve les plus grandes difficultés à entretenir une conversation sans offenser ses interlocuteurs. Kit a aussi un amour démesuré pour les objets, leur rangement, et même le tri méticuleux des ordures (à recycler ou non). Nous allons suivre toutes les péripéties et toutes ses révélations à travers ses yeux faussement naïfs — car même tourmenté par le mystère de sa filiation, il a de tous les personnages la connaissance la plus intime de Guy et de la maison, et devient vite le point focal des efforts de chacun.

Au cours du livre, Kit va par exemple envisager chacune des trois femmes présentes comme mère ou amante potentielle. Cependant, c'est avec Hol qu'il parle le plus ; elle vient régulièrement le voir, et a entrepris de faire son éducation — par exemple de lui enseigner comment mener une conversation dans le monde réel, en acceptant la nécessité de toute une série de mots et d'expressions dépourvus de sens, mais essentiels pour maintenir une communication cordiale entre les participants. Pour moi, voilà une leçon d'écriture à l'envers : Iain Banks avait analysé au plus haut degré, distillé et stylisé la conversation pour produire dans ses romans des dialogues époustouflants — qu'ils soient comiques, informatifs, ou des combats verbaux. Plus d'une fois, il s'est amusé au cut up de dialogues, qui alternent les répliques de conversations simultanées dans une même scène ; au lecteur de s'y retrouver s'il le peut (il en donne d'ailleurs un dernier exemple dans the Quarry). En expliquant, par la bouche de Hol, tout ce qu'un dialogue réellement parlé contient au-delà du sens des répliques, il expose l'analyse qui sous-tendait ses opérations de synthèse.

Naturellement, les personnages changent au long du récit, et Kit plus que tout autre, même si Banks est fidèle à son parti-pris d'éviter les événements trop spectaculaires. Le plus remarquable est que Kit n'a pas besoin de se renier pour s'épanouir : au-delà de son bon cœur, ce sont ses talents de geek, et en particulier de joueur de HeroSpace (un jeu multi-utilisateur que Banks se garde de décrire en grand détail, mais qui doit ressembler à World of warcraft), qui lui assurent respect de ses pairs (et même de Hol), et ressources financières.

Ajoutez à tout cela nombre de ces digressions savoureuses dont Banks a le secret, que ce soit sur la politique britannique ou les embouteillages aléatoires, et vous avez un livre fabuleusement lisible. Et avouez-le, avec le pincement au cœur de vous dire que c'est le dernier, peu importe qu'il y ait ou pas quelque chose au fond du livre comme au fond de la carrière, vous ne pourrez vous empêcher de le lire.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 80, juillet 2017


  1. Brume, vapeur — pensez Purple haze

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