KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Nostalgie du futur (une fois encore)

éditorial à KWS 80, juillet 2017

par Pascal J. Thomas

par ailleurs :

Élisabeth Gille(1) a dit un jour qu'elle emportait du Dickens en vacances(2) parce que c'était quelque chose qu'elle pouvait lire pour le pur plaisir, en sachant que personne ne lui demanderait son jugement. Sans que j'aie jamais atteint son expertise, je me rends compte qu'il est dans ma propre vie peu de moments de vraie détente : certes pas quand je corrige des copies ou essaie de démontrer des théorèmes, et encore moins, évidemment, quand je réponds à du courriel sur les fastidieux détails d'organisation administrative qu'exigent les instances de mon université. Mais même pas quand je lis de la SF, ou un roman occitan, ou que j'écoute un disque.(3) c'est ma faute, assurément, de m'être fourré dans des activités non-lucratives mais structurées, qui prolongent et contraignent ce qui a commencé comme pure distraction.

Quand j'ouvre une bande dessinée, par contre, pour peu qu'elle soit raisonnablement bien faite, je m'immerge dans quelques quarts d'heure de pur plaisir, le cul dans un fauteuil, de la musique de sauvages pour fond sonore. Personne ne me demandera mon avis, ou n'en tiendra compte. Je referme à l'instant un album qui m'a procuré ce genre de plaisir, Souvenirs de l'empire de l'atome, écrit par Thierry Smolderen et dessiné par Alexandre Clérisse. L'édition que j'ai en main date de 2015, chez Dargaud, mais l'album est paru à l'origine en 2013. Vous voyez que ce n'est pas une nouveauté. Les auteurs y rendent hommage à Franquin, chose attendue en BD franco-belge. Le Maître André apparaît sur deux pages en tant que personnage mineur pour un intermède comique à la Gaston Lagaffe ; et le personnage de savant fou, Zelbub, rappelle Zorglub plus que Belzébuth. De façon plus appuyée et originale, ils s'inspirent de Cordwainer Smith. Le protagoniste de l'histoire, Paul, est un décalque évident de Paul Linebarger, partagé entre son métier de conseiller en guerre psychologique, spécialiste de la Chine, et son activité annexe d'écrivain de SF ― même si le modèle réel n'a pas eu de fille qui aurait eu dix ans en 1964. L'intrigue elle-même cite nombre de détails du Cycle de l'Instrumentalité, notamment la planète Shayol, sur laquelle se déroulent des scènes cruciales.

Surtout, le Paul de l'Empire de l'atome, qui vit dans les années 1950, est en contact télépathique avec un futur lointain, et soigné par un psychanalyste pour ses hallucinations ― exactement comme le patient pseudonymé de la fameuse étude de cas de Robert Lindner,(4) "the Jet-propelled couch", dont beaucoup pensent qu'il ne fait qu'un avec notre Cordwainer admiré.(5) Tout cela est astucieusement raconté, et surtout dessiné avec un style assumé, celui des illustrations futuristes des années 1950-1960, qui suivait une courbe parallèle à celle du design de ces années-là, quand voitures, aspirateurs et grille-pain prenaient des allures d'astronef. Avec un pivot de l'album qui se situe à l'Atomium de Bruxelles au moment de l'exposition universelle de 1958.

Comme souvent, j'ai craqué sur la BD à cause de ses images ― et je me rends compte qu'elles me ramènent à un triste constat :(6) l'amour du futur est devenu une passion profondément passéiste. En SF, comme dans notre société. Autre triste constat, j'ai réussi à transformer un moment de pur plaisir sans considération du lendemain en éditorial de KWS. On n'échappe pas à son destin.


  1. La directrice de la collection "Présence du futur" chez Denoël jusqu'en 1986.
  2. Ou peut-être était-ce un autre classique anglais…
  3. Allez voir les Bébés Dinosaures, ou écoutez sur les 92.2 MHz à Toulouse.
  4. Rebaptisé Dr Jensen dans l'album.
  5. Harper's magazine, décembre 1954 (c'est poussé par la lecture de la BD que je viens de le découvrir ― merci Wikipedia !). L'identification, attribuée à Leon Stover, apparaît en 1973 dans Billion year spree de Brian W. Aldiss ; pour plus de détails, voir l'article d'Alan C. Elms dans le numéro 165 (mai 2002) de the New York review of science fiction.
  6. Qui nous renvoie à l'éditorial de KWS 40, en septembre 2001.

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