Paolo Bacigalupi : la Fille automate
(the Windup girl, 2009)
roman de Science-Fiction
Paolo Bacigalupi, un des noms à suivre dans la nouvelle génération d'auteurs de SF américains, était cette année un des invités des Utopiales. Bon prétexte pour se mettre à jour sur son œuvre.
La Fille automate est plus qu'un roman massif, c'est un de ces livres qui créent leur univers. En l'occurrence, un futur pas si lointain où la Terre a été ravagée par le changement climatique, et surtout par les grandes compagnies de l'agribusiness. Elles seules contrôlent la vente des semences (génétiquement modifiées) de cultures qui résistent aux fléaux qui, comme par hasard, se sont abattus sur la planète — insectes invulnérables, maladies foudroyantes de la végétation. Et elles n'hésitent pas à condamner à la famine un pays qui ne se plie pas à leurs conditions.
Pire, la perte des récoltes signifie non seulement la famine, mais encore l'arrêt de la production d'énergie : la lutte contre les combustibles fossiles a conduit à supprimer centrales thermiques et moteurs à explosion. Les cieux sont parcourus par des dirigeables et les océans par des clippers (ultra-modernes). Et dans les usines, l'énergie musculaire a repris ses droits, en général fournie par des pachydermes fruits de l'ingénierie génétique, les mégodontes. Ce qui n'empêche pas les humains d'être mis à contribution ; on voit partout des petites mains occupées à remonter des ressorts ou à recharger des batteries à la manivelle, et tous les ordinateurs sont munis d'un pédalier.
L'action du livre se situe en Thaïlande, à Bangkok plus précisément, sans cesse menacée d'inondation par la mer en constante montée, protégée par une armée de digues et de pompes. La Thaïlande a toujours été farouchement indépendante, et le demeure malgré les manigances des représentants locaux des sociétés étrangères, et les tensions qui existent entre le Protecteur officiel de la Reine, son ministre de l'Environnement (intransigeant sur tout ce qui pourrait provoquer une contamination génétique du pays) et son ministre du Commerce (bien plus sensible aux sirènes des multinationales).
Le roman s'attache au sort d'une poignée de protagonistes. Quatre, ou un peu plus, car dans un univers instable et violent, personne n'est irremplaçable, et d'apparents seconds rôles pourront prendre une place de premier plan.
Anderson Lake est venu en Thaïlande pour diriger l'usine de SpringLife — mais ce n'est qu'une couverture pour la mission que lui a confiée son employeur, AgriGen, qui essaie de mettre la main sur la banque de semences du royaume, et accessoirement de retrouver un genehacker de génie, Gibbons,(1) qui a décidé de trahir ses anciens patrons pour travailler au Siam. Anderson passe son temps libre avec ses collègues expatriés, dans des bars où on boit sec et où les filles se déshabillent.
Le bras droit d'Anderson à la tête de l'usine, asiatique sans être un autochtone, est Hock Seng, réfugié chinois venu de Malaisie, où tous ses compatriotes ont été massacrés quelques années avant, quelles qu'aient pu être leur richesse ou leur puissance passées. Hock Seng a suffisamment souffert pour perdre toute trace de conscience, mais il peut prendre pitié de certains des employés de l'usine, comme la jeune Mai, fraîchement arrivée de son village de pisciculteurs.
Jaidee, lui, suit son idée du droit chemin avec une rigueur effrayante. Ancien champion de boxe thaï devenu officier des Chemises Blanches, le corps des policiers du Ministère de l'Environnement, chargés d'empêcher l'entrée de vecteurs infectieux, Jaidee va renverser par la violence les équilibres établis par la corruption, aidé par sa fidèle lieutenante, Kanya.
Reste le grain de sable dans l'engrenage, la fille-outil abandonnée en Thaïlande comme un tournevis sur le sol d'un garage, Emiko. Emiko, la fille mécanique, créée pour servir un maître japonais qui est rentré au pays sans elle, est tombée entre les griffes de Rayleigh, patron de club de striptease qui met en scène les tortures et humiliations infligées à son jouet extraordinaire. La fille automate a finalement un sort analogue à celui de la fille-flûte de la nouvelle et du recueil homonymes. Les automates, aussi haïs que rares, se reconnaissent à leurs mouvements saccadés. Inadaptés à la chaleur, entraînés à l'obéissance, ils sont incapables de se révolter malgré leur réelle puissance physique. Comme nos animaux domestiqués. Je pense à cette nouvelle du même recueil, "Peuple de sable et de poussière", dont le personnage central est un chien… Toujours est-il qu'Emiko est, à la différence des trois autres, terriblement seule dans son malheur.
La longue présentation des protagonistes et de l'arrière-plan à laquelle je viens de me livrer reflète la structure du livre. Si des événements spectaculaires et tragiques ne tardent pas à se produire, l'intrigue globale met un certain temps à sortir du bois. Bacigalupi est volubile, sa prose est riche en images, et, avouons-le, il aime se regarder décrire. Comme il nous faut aussi un peu de temps pour faire la connaissance des personnages, ce roman ne peut pas être aussi incisif que les nouvelles par lesquelles l'auteur s'était fait connaître. Parlons des personnages, d'ailleurs ; “something in her is broken”
dit l'auteur de Kanya, mais tous sont à divers degrés cassés à l'intérieur. Emiko est un exemple typique de broken doll, Anderson un mercenaire qui ne sait pas toujours pourquoi il prend les risques qu'il prend, Hock Seng revoit sans cesse le massacre de ses enfants… seul Jaidee se veut imperméable au doute, alors qu'il voit ses camarades accepter les pots-de-vin et vivre mieux que lui. Mais il connaîtra aussi son point faible.
De tous ces personnages ébréchés et souvent antipathiques, seule Emiko, pourtant peu présente au début, semble tirer son épingle du jeu : elle vit sans calcul, ou presque, et sa révolte a la pureté sauvage du désespoir physique et moral. C'est sans le vouloir qu'elle jouera un rôle crucial dans les événements sans cesse plus apocalyptiques qui déferlent sur Bangkok. On voudrait s'attacher à elle ; mais à mon goût, on ne passe pas assez de temps en sa compagnie.
Bacigalupi a tellement chargé son livre de détails significatifs et de retournements potentiels (et souvent effectifs) qu'au bout d'un moment le lecteur que je suis s'est retrouvé à courir parmi les pages comme les personnages parcouraient, affolés, les rues encombrées et déroutantes d'un Bangkok en proie à des combats dont presque personne ne comprenait tenants et aboutissants. L'auteur garde ses surprises en réserve, et il ne laisse aucun moyen de les percer à jour. Mais j'avoue une certaine déception à la vue de ces constructions complexes, tant d'un monde imaginaire que d'intrigues secondaires fascinantes, qui presque toutes se terminent par des orgies de meurtre et de destruction dont les descriptions, toutes pleines de verve et de détails saillants qu'elles soient, finissent par se ressembler et me lasser. En sortant du livre, je ressens le besoin de prendre une grande respiration dans un monde (le nôtre) qui n'agonise pas encore, ou pas de façon aussi ostentatoire. Façon de rendre hommage au pouvoir d'évocation de l'œuvre de Bacigalupi…
- Et non Gibson, nonobstant les comparaisons hasardées par l'éditeur entre Paolo B. et William G., et la prononciation thaïe Gi Bu Sen.↑
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