KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Emmanuelle Pirotte : De profundis

roman de Science-Fiction, 2016

chronique par Éric Vial, 2017

par ailleurs :

Sous les habits de la littérature générale, la Science-Fiction, ou quelque nom que vous lui donniez, est souvent décevante. À faire écrire que ladite littérature générale est (parfois) une sous-SF. Quitte à ajouter, pour se dédouaner, que « je ne dis pas que ce soit juste, je dis que ça soulage ».

Et c'est encore le cas ici.(1) Je ne me sens pas qualité pour parler de ce roman sous un angle purement littéraire. Sauf à isoler quelques descriptions réellement fortes et frappantes, le Christ d'une église perdue ou un tatouage représentant un jugement dernier où il n'y a que des damnés. Sauf aussi à tordre le nez devant un peu d'argot hors contexte, hors de ce qui pourrait être le flux de conscience d'un personnage, voire devant les plaisantes facilités de la déformation des mots par des personnages parlant wallon, ou par un jeune qui esquinte le vocabulaire un peu façon Bérurier : « César, ouvre-toi ! ». Et sauf à constater tout de même que “ça se lit”, que “ça coule”… Mais on n'est pas tout à fait à KWS pour ça. La quatrième de couverture annonce la couleur, c'est-à-dire les hypocrisies d'usage : « un avenir proche » est annoncé, mais plutôt que “Science-Fiction” ou “anticipation”, on est allé chercher « dystopie », mot qui a l'avantage de faire savant, et d'être un peu opaque pour le lecteur — on est en fait plutôt aux marges du post-apocalyptique, ou même pas post d'ailleurs, au cœur de la catastrophe, et ce qui est dépeint n'est pas une société imaginaire invivable, mais la nôtre, ou celle de nos voisins (tout se passe en Wallonie) en pleine déglingue. Là aussi, la quatrième annonce la couleur : « Ebola III » — les épidémies sont relativement à la mode. Et là où un auteur de SF se serait peut-être bêtement documenté, la littérature générale semble autoriser toutes les libertés à l'imagination — on l'en applaudira bien fort. L'important est que c'est mortel, c'est rapide, c'est contagieux. Les modes réels de contagion n'ont aucune espèce d'importance — et il faut bien reconnaître que ce n'est pas le sujet. Il est bien question de quelques combinaisons protectrices, mais fort peu. En fait, il fallait bien trouver quelque chose pour nommer la catastrophe. Pour faire bonne mesure, on y a ajouté un dérèglement climatique carabiné, évoqué à quelques reprises, permettant une scène d'ouragan, montrant surtout que tout fout le camp à tous les niveaux. Cela permet de lester la certitude de la déglingue, et d'évoquer des villes chaotiques, des hôpitaux où on ne reçoit plus que les malades d'Ebola (il y a un bien traitement, mais il est hors de prix… réservé aux plus riches, et encore n'est-il pas toujours efficace — à se demander alors pourquoi on refuse les autres malades faute de place : l'auteur s'en sort en ne donnant l'exemple que d'autres incurables, mais le tour de passe-passe n'est pas si efficace que ça quand on y repense). S'y ajoutent trafics de drogues et de médicaments, quartiers où une femme ne peut circuler qu'en voile intégral (représentation qui titillera certains lecteurs, mais ceux-là n'aimeront pas qu'un personnage secondaire, mais ouvrant et bouclant le roman, et positif, le jeune peu alphabétisé déjà évoqué, se prénomme Mehdi), débuts de guerre civile avec milice de pseudo-moines soldats récupérant les nullards hargneux (et les ci-dessus n'aimeront pas non plus la perméabilité avec l'équivalent musulman, comme le fait que de part et d'autre l'identité ne soit que le prétexte de la violence)…

Les chronologies ne cadrent pas, la contagion s'étale pour que les effets sociaux aient pu à peu près se développer, etc. Dans le fond, ce n'est pas tout ceci qui intéresse l'auteur, et doit intéresser le lecteur. L'héroïne quitte assez vite Bruxelles. Direction la campagne : enterrement dans la glaise et robinsonnade plutôt que road movie. Retour à la terre, aux racines, aux origines, à une vieille maison de famille, mais sans illusions : ce n'est pas le paradis. Le déclencheur du départ est l'annonce de la mort d'un éphémère époux, anciennement riche et désormais ruiné entre pagaille ambiante et coût des médicaments — à noter que dans cet « avenir proche » où la technologie utilisable semble celle d'il y a quelques décennies fors de nouvelles drogues et de nouveaux médicaments vrais ou contrefaits, ainsi que de remarquables mais hypothétiques hologrammes, on remplace facilement les organes par des copies synthétiques permettant à un vieillard d'avoir un corps de trente ans : autre légère incohérence. L'ancien époux, donc, laisse une fille de huit ans, abandonnée autrefois, qui ne parle pas ou presque malgré une intelligence tout à fait normale et un peu mieux que ça. Donc, direction la campagne originelle, loin des trafics d'hallucinogènes aidant à supporter l'existence et des ersatz de médicaments qui auraient, eux, plutôt tendance à l'abréger. Campagne pas plus vivable, à vrai dire. Peuplée de personnages à l'eau-forte, d'arriérés dangereux, de frustrés criminels, de taiseux tarés. Le rural profond tel qu'on n'ose plus le rêver. Avec meurtres et désirs bestiaux. Et gens qui passent, réfugiés, errants, futures victimes, dangers potentiels ou réels. Et la nécessité de vivre. C'est l'essentiel du livre, avec des relations mère-fille dans didactisme, et des monstres ordinaires. Des éclaircies humaines aussi, comme quand un ancien flamingant extrémiste, père de famille accueilli un instant dans l'exode loin de la conurbation du nord, ému, fait des déclarations fraternelles (en flamand évidemment) et chante la Brabançonne… ce pourrait être kitsch, or ça fonctionne, peut-être parce que ça soulage au milieu de la noirceur — et ce résultat plaide tout de même en faveur du talent de l'auteur…

Si je puis continuer à persifler, l'auteur a peut-être jugé que ça ne suffirait pas. Même avec un suspense final et l'irruption de voyous dangereux, adorateurs et dispensateurs de la Mort, qui mettent tout le monde dans une situation inextricable — avec perspectives tout à fait définitives. D'où un ingrédient supplémentaire, solution par ailleurs pour se sortir de l'impasse. Solution du genre que la littérature générale accepte alors que le matériel de la SF, quincailleresque ou pas, répugne à son estomac délicat. C'est-à-dire pioché dans les stocks du fantastique. Un fantôme, présence intermittente dans la maison de famille, inidentifiable pour les autres personnages mais dont le récit adopte parfois le point de vue pour décrire un passé pas plus reluisant ni plus ragoûtant que cet « avenir proche » (il faut reconnaître aussi au roman le mérite de jouer avec les phantasmes les plus beaufesques tout en les démentant, non par bisounourserie béate, mais par pessimisme assez équitablement réparti), un passé où le rôle de l'hypothétique « Ebola III » est joué par la peste, et où on s'entrégorge tout aussi prestement. Bref, le fantôme est là, ne peut intervenir, brûle de le faire jusqu'à ce qu'il trouve un corps sans conscience ou sans âme qu'il peut investir — mais juste le temps de se détruire lui-même, dans la bonne tradition du fantastique todorovien où l'irruption de l'impossible peut faire des dégâts mais non laisser des traces probantes. Et les considérations sur l'âme et le corps, pour être intéressantes, sont un peu trop succinctes pour tout à fait emporter l'adhésion, même si tout ceci est une autre façon d'éclairer le titre, et permet à l'éditeur, ou à l'auteur elle-même, de parler, encore une fois en quatrième, de « fabuleuse histoire d'amour ». Mais il faut avouer que c'est tout de même un peu plus et mieux qu'une nième démonstration de la préférence de la littérature dite légitime pour l'irrationnel : c'est mieux ficelé, et on marche.

La déception annoncée initialement est tout de même bien là. Encore qu'il soit délicat de parler ainsi de déception, tant il est rare que la SF (au sens le plus large) soit enthousiasmante hors collection spécialisée (bien plus rares que dans celles-ci, ce qui est tout dire : il est vrai que la barre de l'attente est toujours très élevée). Encore également que le roman ait ses qualités, on l'a vu. À la fois du point de vue de sa lecture et de celui des poncifs qu'il frôle en les sabotant. Peut-être pas tellement du point de vue de la SF (quoi que ce sigle recouvre) où, malgré ses références implicites à l'actualité, il pourrait passer pour effroyablement daté, et renvoyer à quelques Fleuve noir (ce n'est pas un compliment en matière de littérature “légitime”, paraît-il) de la fin des années 1970 ou du début des années 1980, entre l'Autoroute sauvage (Gilles Thomas), le Việt Nam au futur simple (Michel Pagel) et déglingue banlieusarde des premières nouvelles de Roland C. Wagner. Ce qui après tout n'est peut-être pas un mince compliment dans ces pages, et pourrait donner à certains, aussi décatis que l'auteur de ces lignes, envie d'aller jeter un coup d'œil : tout bien pesé, ils n'auraient finalement pas tort.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 79, janvier 2017


  1. Voir le compte rendu d'Oscar de Profundis dans le présent numéro de KWS.

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.