KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Kate Atkinson : une Vie après l'autre

(Life after life, 2013)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2016

par ailleurs :

Ursula Todd naît en 1910 dans une confortable maison de la campagne des environs de Londres, et meurt immédiatement. Court chapitre ! Dès le chapitre suivant, le médecin qui avait été ralenti par la neige arrive à temps, le bébé nouveau-né est sauvé. Ursula meurt à quatre ans, noyée à la plage. Qu'à cela ne tienne, nous revenons en 1910…

Au bout de quelques essais, au prix de la répétition (plus rapide, avec ce qu'il faut de variation sur un thème connu) des épisodes de la vie enfantine d'Ursula, celle-ci arrive à l'adolescence, puis à l'âge adulte. Mais elle conserve des fantômes de souvenirs de ses vies précédentes, et comprend obscurément que si elle ne veut pas mourir vers huit ans de la grippe espagnole, il lui faut empêcher Bridget, la jeune domestique de la maison, d'aller avec son cavalier aux célébrations de l'armistice à Londres (lieu de contamination maximale). Et pour cela, il faudra que Bridget ait un accident. Grave.

Au gré du hasard et, donc, de quelques coups de pouce plus ou moins délibérés, Ursula va connaître un étonnant faisceau de vies. Elle pourra poursuivre ses études et devenir fonctionnaire, ou faire un mariage d'amour, ou être violée adolescente, devoir abandonner son bébé et vivoter loin de sa famille. Tous les chemins s'achèvent par des variations sur “Darkness fell”, pour céder la place à une autre naissance.

L'histoire du xxe siècle n'est pas le sujet principal du roman, mais elle lui fournit un arrière-plan aussi présent qu'oppressant. Ursula traverse le Blitz à Londres de différentes façons, et y meurt dans différentes circonstances. Plus étonnant, dans une de ses vies, elle trouve un amoureux en Allemagne au cours d'un séjour linguistique, l'épouse, et y reste — et c'est à Berlin en 1945 qu'elle hante une cité bombardée. Mais les pages les plus terrifiantes du livre sont celles qui racontent sa vie d'épouse prisonnière de Derek, un mari aussi raté que violent, qui finit par la tuer.

Atkinson n'est pas le premier auteur à utiliser l'uchronie personnelle, l'idée de raconter les diverses versions de la vie d'une personne qui pourraient découler des points de divergence à chacun des moments-clés où le protagoniste, ou le hasard, peut prendre un chemin ou un autre. Parce qu'un individu est beaucoup trop riche en potentialités pour qu'on se satisfasse du récit d'une seule de ses vies. En général, les différentes versions d'un personnage s'ignorent mutuellement. Ici, des traces de souvenirs s'infiltrent d'une vie à l'autre, et permettent à Ursula de prendre progressivement en main le cours de sa vie. Et même, dans une de ses versions, de choisir le suicide pour reprendre les choses à zéro. “What if you could live again and again, until you got it right?”, comme le dit la quatrième de couverture du livre. Je ne peux m'empêcher de comparer ce livre à celui de Sibylle Grimbert, Avant les singes : là où l'autrice française dépeint un personnage ballotté au gré de transformations souvent incompréhensibles, prisonnière de la volonté de sa mère, Atkinson crée une protagoniste active, capable de planifier toute une nouvelle vie pour elle-même afin d'aller assassiner Hitler (car la famille qui l'accueille en Bavière se trouve compter Eva Braun parmi ses amis). Même si le livre reste sur le seuil de l'uchronie historique sans s'y engager — Atkinson explique que l'idée de tuer Hitler avant qu'il ait nui l'attirait, mais qu'elle ne se sentait pas capable de dire quelque chose de nouveau par rapport à la somme des œuvres déjà publiées sur ce thème.

Par contre, Atkinson évoque avec une rare intensité les époques de la vie d'Ursula. On croit sentir la campagne anglaise de l'enfance du personnage, qui me rappelle un peu, en légèrement plus moderne, l'atmosphère des romans de la comtesse de Ségur (sans une once du moralisme bien-pensant de celle-là, bien entendu). On voudrait caresser les chiens, manger de la cuisine (même quand elle fait honneur à la piètre réputation de la gastronomie anglaise). On court dans la nuit au son des sirènes et des bombardements. On partage le frisson des amours adultères.

Ursula est une femme de son époque, soumise à d'écrasantes contraintes. Employée du ministère de la défense, elle est consignée aux tâches de dactylographie et de classement. Enceinte à la suite d'un viol (non reconnu comme tel : ce jeune homme est de tellement bonne famille), c'est elle la coupable. Prisonnière d'un mari violent, elle ne peut pas se plaindre. Pourtant, sa meilleure amie dans sa famille n'est ni sa mère (passablement irresponsable), ni son père adoré, ni sa sœur Pam, bonne élève et mère de famille comblée, mais sa tante Izzie, avec sa vie scandaleuse et sa totale insouciance, qui arrive on ne sait comment à écrire une série de romans pour enfants à succès. Izzie résiste à la société qui l'entoure, comme Ursula (le petit ours) résiste à sa vie en opérant des reboots radicaux. Une Vie après l'autre est une biographie qui transforme la vie de son sujet en univers, c'est aussi une magnifique ode à la résilience, aux vies qu'on arrive à rebâtir après un traumatisme.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 78, août 2016

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