KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Aliette de Bodard : On a red station, drifting

court roman de Science-Fiction inédit en français, 2012

chronique par Pascal J. Thomas, 2016

par ailleurs :

Parfois le space opera peut prendre les traits du huis clos. Nous sommes dans un lointain futur, où l'Humanité a essaimé dans la galaxie. Une partie de celle-là est régie par l'empire Đại Việt, héritier de lointaines (et rigides) traditions qui remontent à la Vieille Terre. Mais toute l'action de ce livre — comme le titre l'indique — se déroule sur une station spatiale isolée, Prosper, qui est essentiellement la propriété d'une famille (étendue). Au-delà des parois de la station, l'Empire connaît de nombreux problèmes ; des seigneurs de la guerre locaux se révoltent, prennent le pouvoir sur des planètes éloignées, et l'Empereur ne fait pas grand-chose. Lê Thi Linh (que nous appellerons désormais Linh) était magistrat — c'est-à-dire juge, mais aussi haut fonctionnaire, détentrice sur place d'une parcelle du pouvoir impérial — sur la 23e planète, mais la victoire de la rébellion l'a forcée à une fuite humiliante. Lointaine cousine des seigneurs de Prosper, elle y demande l'asile, mais ne perd rien de sa morgue et de ses habitudes de mandarin. Sur place, sa lointaine cousine Quyen doit assurer la bonne marche de la station, surchargée d'autres réfugiés et affectée par des dérèglements inexplicables de son espace virtuel commun. À cela s'ajoutent les frasques de Huu Hieu, veuf désespéré et incontrôlable d'une cousine disparue dans la guerre interstellaire.

À partir de là, tout s'enchaîne comme une tragédie : le grave écart de conduite de Huu Hieu, les regrets et les colères de Linh, que Quyen confine dans un emploi subalterne, et ce qui dans le passé de Linh se révèle un écart plus grave encore — avoir ouvertement fait état de ses doutes sur le bien-fondé des actes de l'Empereur. L'unité de lieu est respectée : les nouvelles du dehors n'arrivent que par des messages à l'arrivée différée ou par la visite d'un personnage extérieur, Dame Oanh. Jusqu'à une fin peut-être tragique, sûrement rédemptrice.

Un foyer vietnamien (ou chinois, je présume), en ville ou à la campagne, au pays ou à l'étranger, n'est jamais complet sans un petit autel consacré aux ancêtres : une photo, une bougie, des offres de fruits et d'encens. Dans le Việt Nam intergalactique qui sert de cadre à ce récit (comme à d'autres nouvelles de l'auteur, dont "Immersion",(1) la plus connue), les ancêtres ont gagné en importance : ils sont désormais conservés sous forme d'implants personnels, ou d'Esprits chargés de la gestion (informatique) des vaisseaux ou des stations. Mais ils ne sont jamais des tyrans, plutôt des grands-parents bienveillants, qui conseillent sans contraindre. On ne peut pas en dire autant de Linh et Quyen, dont l'antagonisme est pur conflit de pouvoir. Il est intéressant de noter que les seules figures de pouvoir présente dans le récit sont des femmes — la troisième est Dame Oanh, qui évolue à un niveau suffisamment plus élevé pour ne pas avoir à entrer en conflit avec Linh ou Quyen.

C'est une différence notable avec le Việt Nam de notre Vieille Terre, que ce soit celui de l'époque contemporaine ou le Việt Nam classique d'avant la conquête française. À de nombreux points de vue toutefois, et malgré son emploi des vaisseaux interstellaires et des espaces virtuels partagés, l'empire Đại Việt renvoie à une sorte d'âge d'or du Việt Nam, en effaçant le souvenir du Việt Nam contemporain où, par exemple, les examens mandarinaux en poésie chinoise classique ne sont plus de mise depuis plus d'un siècle. Même si on sent chez un personnage secondaire le germe d'une révolte de type socialiste contre le système impérial et les familles en place… Cela tient sans doute au fait que, hors la brève apparition d'un marchand chinois dans un rôle secondaire, tous les personnages ici (et même les rebelles) se placent dans le cadre de l'empire Đại Việt. La vietnamité du cadre prend parfois un tour caricatural quand on en vient à la cuisine (que l'auteur mentionne comme un des sujets de son site web personnel au cours de la brève présentation qui conclut ce livre dans sa version auto-éditée, et distribuée notamment par Amazon). On trouve page 61 cette élégie du nước mắm, qui pourrait surprendre les nez occidentaux peu entraînés : “Fish sauce was the heart's blood of food, the ingredient that lifted even simple rice to the level of Heavenly meals.”. Et cela continue pendant un paragraphe — à vrai dire, il y a à cela une bonne raison, liée à l'intrigue. Et heureusement qu'il ne s'agissait pas du mắm tôm, que les restaurateurs vietnamiens semblent considérer comme une sorte de stress test de la papille occidentale…

La nouvelle "Immersion" mettait en contact les sujets du Đại Việt avec les Galactiques (image fidèle des Occidentaux, voire des Américains), et jouait astucieusement sur le complexe d'infériorité des premiers envers les seconds. Cela prêtait au texte une plus grande ressemblance avec le Việt Nam contemporain, et un côté plus incisif ; il s'agissait aussi, reconnaissons-le, d'un texte plus court, qui pouvait se permettre d'arriver vite à sa résolution et de ne pas laisser au lecteur le temps de réfléchir aux ficelles de l'auteur. On a red station, drifting est moins dynamique, et tourné vers l'intérieur de la culture qu'il décrit. On finit par douter un peu de ce futur bâti tout entier sur l'anachronisme créatif (procédé dont de Bodard est loin d'être la première ou la seule praticienne), mais la tension dramatique est prenante et la langue poétique : le récit gagne son pari.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 77, février 2016


  1. À lire par exemple dans l'anthologie Utopiales 2015.

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