KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Per Wahlöö : Meurtre au 31e étage

(Mord på 31:a våningen, 1964)

roman policier de Science-Fiction

chronique par Éric Vial, 2015

par ailleurs :

Les bouquinistes estivaux facilitent l'exploration des marges de la SF, même si c'est avec retard. Ce roman-ci, dont la version originale date de 1964, a été publié une première fois en français en 1988, au Mascaret, puis en poche, bien plus récemment. Il est dû à un auteur surtout connu pour ses romans policiers écrits en collaboration avec Maj Sjöwall, moins pour ce qu'il a écrit seul, et s'agit officiellement là encore d'un roman policier, mais le début de la quatrième de couverture annonce la couleur : on est « Dans un futur proche ». Si le futur proche en 1964 a de fortes chances d'être devenu un passé pour nous, il ne s'agit pas d'une uchronie… et on peut toujours le lire un demi-siècle bien sonné plus tard comme une anticipation dystopique, peut-être grâce à un certain flou, et quitte à mettre sur le compte de quelque rétro-futurisme l'apparition d'une machine à écrire, outil désormais antédiluvien.

Certaines images pourront paraître étranges, comme celle des grands ensembles largement dépeuplés et tournant à la décharge publique après la résorption d'une crise du logement sans doute comparable à celle connue par la France dans la décennie précédente. D'autres sont sans doute typiquement scandinaves, même s'ils nous parlent aussi — insistance sur les statistiques des suicides (et dans cette sorte de futur antérieur, sur leur maquillage), insistance aussi sur la lutte contre l'alcoolisme (avec judiciarisation de l'ivresse à domicile, et rééducation à la troisième interpellation, par la médecine et par le travail forcé). Le sujet central, le trait principal de la société décrite, l'est sans doute tout autant, mais peut prendre une dimension plus générale puisqu'il s'agit du consensus par dépolitisation, avec en toile de fond, dans un royaume imprécisé, une union nationale et une entente permanente entre syndicat et patronat, et pour ce qui intéresse directement l'intrigue, une concentration de la presse aux mains d'un groupe unique qui n'entend surtout ni inquiéter ni exciter, mais amuser, faire rêver, et en fait abêtir de façon systématique.

L'aseptisation s'étend à d'autres domaines, dont l'alimentation, avec le choix dans « tous les lieux de restauration publics » entre trois plats chaque jour, « composés par un service spécial du ministère de la Santé » et « préparés par une grande firme d'alimentation », mais l'essentiel pour l'histoire est bien dans la presse. Avec une lettre anonyme déclenchant une alerte à la bombe et une évacuation fort coûteuse de l'immeuble du groupe unique déjà évoqué, une tour de trente étages, plus peut-être celui du titre, d'où une enquête, un coupable trop beau pour être vrai, des pistes, des portraits de personnages, responsables, salariés ou anciens salariés du groupe… Et une fin me semble-t-il assez imprévue, moitié par habileté, moitié par maladresse, tant l'on peut être dubitatif devant la clé de l'énigme en ce qui concerne le 31e étage(1) et sa « section spéciale ». Mais ce qu'il advient après cette révélation discutable me semble bien plus original.

L'enquête et les portraits sauvent sans doute le propos global. Que l'on peut trouver quelque peu naïf. Voire franchement méprisant pour le public, supposé se satisfaire dans sa totalité de guimauveries existant effectivement, tant à l'époque qu'aujourd'hui, mais qu'on ne voit pas étouffer l'ensemble de la production. La vision de la BD, à travers celle décrite quand le policier enquêteur parcourt les publications du groupe et en fournit un panorama désespérant, relève sans doute aussi de ce mépris — et on pourrait s'amuser à imaginer ce que donnerait le même traitement infligé au roman policier. Et la dénonciation d'un mouvement de dépolitisation et de désidéologisation était aussi très en vogue en France à la même époque, c'est-à-dire trois ou quatre ans avant certain mois du printemps 1968 (et revient depuis comme un serpent de mer gros de considérations générationnelles)… Mais toutes ces lamentations peuvent donner au lecteur un sentiment de supériorité aussi agréable que facile. Au total, la partie purement policière a bien vieilli, celle relevant de l'anticipation, assez discrète mais réellement consubstantielle à l'intrigue, certainement moins bien. Mais l'ensemble se laisse tout à fait lire, et un peu plus que ça. Et méritait d'être signalé ici.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 75, mai 2015


  1. Tant pis si la couverture semble aller jusqu'au 36e : ce n'est qu'une inadéquation…

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