KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jacques Sapir ; Frank Stora ; Loïc Mahé : 1940 – et si la France avait continué la guerre…

Essai d'alternative historique, 2010

chronique par Éric Vial, 2014

par ailleurs :

Le temps passe, et on oublie — autant être honnête : les années passent et j'oublie — de rendre compte dans KWS de choses pourtant bien intéressantes. Comme cet ouvrage, qui ne relève pas tout à fait de la SF selon Pierre Versins, c'est-à-dire de la Conjoncture Romanesque Rationnelle, faute en partie de romanesque, quoique… Disons que l'on est plus près de la counterfactual history que de l'uchronie romancée. Mais que cela reste largement dans le champ de ce qui intéresse KWS. De ce qui m'intéresse en tout cas.

La préface explique largement la genèse du projet, et on peut la gloser quelque peu ici à partir de données qui lui sont extérieures : d'un point de vue technique, le travail collaboratif à partir d'un site, avec une présence assez massive d'amateurs de war game dont le caractère pointilleux jusque sur les boutons de guêtre assure la véracité des détails, la plausibilité des événements écrits, en gros (pas seulement, certes) l'exactitude des forces militaires en présence, puis la rédaction d'un récit collectif, sans mention des auteurs spécifiques de telle partie, paragraphe ou phrase, chose rare vu les mœurs universitaires dans les disciplines pouvant être concernées, et méritant d'être notée – la structure est celle d'une chronologie, jour par jour, parfois heure par heure. D'un point de vue historique et narratif cette fois, c'est l'exploration d'un pont-aux-ânes de l'uchronie, la Seconde Guerre mondiale, mais en l'occurrence la polarisation sur quelque chose de très cuisant d'un point de vue français, de très encombré de mythes aussi, qu'il devrait être très tentant de rectifier symboliquement, à savoir la défaite de 1940, pourtant assez peu explorée. On a déjà vu cela, certes, et l'on peut avoir le souvenir d'un Appel du 17 juin très maréchaliste,(1) ou l'on peut exhumer un court texte, dû à un officier d'abord tchécoslovaque puis français via Londres, racontant au milieu des années 1950 une campagne de 1940 à coups de bombes atomiques (des deux côtés) sans d'ailleurs trop se soucier des résultats au moins locaux en termes de radiations…(2) On pourrait ajouter des offensives gaulliennes, à travers la Belgique en 1939, sans résultats très positifs d'ailleurs,(3) ou aussi précoce mais plus probante.(4)

Reste qu'au regard de l'enjeu, d'une part la récolte est mince, d'autre part le point de divergence, à l'exception certes notable de l'Appel ci-dessus évoqué, semble devoir être assez antérieur au printemps 1940, pour ne pas amener face à l'Allemagne hitlérienne une France telle qu'elle était réellement vers la fin du printemps 1940. Question de plausibilité car à ce moment-là, pour le sens commun, les jeux sont faits. Mais peut-être est-ce une erreur. Après l'effondrement, quatre ans de propagande pétaineuse intensive sur les causes de la défaite, dès auparavant divers mépris et par la suite différents règlements de comptes avec le passé, ont fixé l'idée d'une armée globalement incapable, que ce soit, selon les lubies de chacun, à cause de soldats ne voulant pas se battre, d'une pure et simple trahison des chefs ou d'un sous-équipement dus aux politiques antérieures et en particulier au Front populaire : la liste n'est pas limitative et peu importent dans le premier cas les morts et blessés face à l'offensive allemande, très comparables à ceux des premières semaines de 1914, dans le deuxième cas le fait que les ennemis de la démocratie rêvant de putsch imaginaient de façon fort logique ce dernier comme lié à une victoire militaire et furent fort étonnés d'être portés dans l'entourage d'une dictature composite par une défaite, dans le troisième, relayé par exemple naguère à la tribune de l'Assemblée nationale par M. Fillon, fort mal inspiré,(5) que 1936 corresponde justement à la relance de l'armement français, sacrifié les années précédentes,(6) avec à partir de là des choix sans doute discutables mais ayant pour résultat un matériel, lequel, associé à celui des alliés britanniques, aurait tout à fait pu affronter celui de l'ennemi s'il avait été prévu de l'utiliser au mieux.

En fait, quelque chose était possible. Peut-être pas une victoire immédiate, mais quelque chose ayant de fortes potentialités narratives. Et cet ouvrage le montre, sans miracle, ni coup de baguette magique. Sans victoire immédiate comme il vient d'être dit, en continuant la guerre comme le précise le titre et non en prétendant la gagner. Sans changements dans le matériel, ni même vraiment dans sa doctrine d'utilisation. Et en suivant une politique qui avait été prévue, même esquissée, puis abandonnée au bénéfice de la ligne qui, dans la réalité, mena à Vichy : le gouvernement devait bien partir de métropole, la guerre continuer depuis l'empire colonial. Un bateau fut même préparé et partit de Bordeaux, le Massilia, mais sans l'exécutif, et Vichy fit condamner pour désertion une partie de ceux qui arrivèrent à son bord en Afrique du Nord, comme Pierre Mendès France, puisqu'ils avaient voulu continuer la guerre. Ces faits sont bien connus, on oublie simplement le plus souvent de signaler que la traversée de la Méditerranée n'aurait pas été réservée aux politiques, et que la continuation de la guerre supposait qu'ils soient suivis par la plus grande partie possible de l'armée. Mais des protagonistes, et non des moindres, en avaient parfaitement conscience, y compris après coup. Ainsi, dans un discours devant l'assemblée consultative qu'il avait mise en place à Alger, de Gaulle s'écria le 19 janvier 1944 : « C'est l'Empire qu'il fallait ériger en réduit, en place d'armes, en base de départ. À l'échelle de cette guerre, la Marne, c'était la Méditerranée ! ».(7) Et Churchill, dans ses mémoires, note que « Les décisions qui, le 16 juin, marquèrent la chute de la France, furent en balance une douzaine de fois et chaque fois la décision ne tint qu'à un cheveu » puis que « Le gouvernement français se serait retrouvé en Afrique du Nord. », que les forces anglaises et françaises disponibles auraient permis de tenir « tout le rivage nord-africain [qui] aurait été nettoyé des forces italiennes », et de contre-attaquer sur ces bases. Il est vrai que Churchill avait au contraire dit en janvier 1944 au général Georges, qui s'en est ensuite fait l'écho au procès de Pétain : « que le refus du gouvernement français de partir pour l'Afrique en 1940 avait peut-être en fin de compte tourné pour le mieux », mais il l'a qualifié ensuite de « réflexion en l'air » qui « ne représente pas l'opinion mûrement réfléchie que je me suis faite sur cette affaire pendant la guerre et depuis ». En tout cas, on a là dans les écrits de Churchill le point de départ du volume qui nous intéresse. Avec quelques nuances, Churchill tirant quelque peu la couverture à lui pour sa « spéculation dans le royaume des ombres », imaginant comme point de divergence que Paul Reynaud tienne « au-delà du 16 juin », que lui-même arrive le lendemain avec une délégation « armée des pleins pouvoirs pour parler au nom de la nation britannique », affronte les défaitistes intéressés, s'appuie sur les présidents de la République et des deux Chambres, ainsi que sur « cette équipe résolue qui se groupait derrière Reynaud, Mandel et de Gaulle ».(8) Et ne se demandant guère comment Reynaud aurait pu se montrer plus ferme.

Là, le jeu uchronique du présent ouvrage, parfaitement assumé comme tel, est poussé jusqu'à la petite cause porteuse de grands effets, et l'on se passe du Deus ex machina de l'intervention politique anglaise, même si son appui n'est pas négligé. La maîtresse du président du Conseil est tuée dans un accident d'automobile, non pas alors que le gouvernement est replié à Bordeaux, mais place de la Concorde, le 6 juin 1940. Fin d'une influence délétère, et un conseiller avisé disant à Reynaud qu'elle n'aurait pas voulu le voir abandonner les responsabilités de l'État. Les tenants de la fermeté en sont confortés. Mandel, Reynaud, de Gaulle et Blum, oublié par Churchill peut-être pour des raisons de politique intérieure, forment un attelage qui n'est qu'en apparence disparate. À Tours, l'offensive des défaitistes tourne court, et ce sont sans doute là les pages les plus jubilatoires du livre : durant un conseil des ministres de nuit, Pétain ou Chautemps tempêtent, mais ils se voient opposer les arguments qu'on aurait dû leur opposer, et pour Pétain tout simplement une accusation de haute trahison, un peu prématurée ou prémon(i)toire par rapport à la suite de l'Histoire, mais juridiquement fondée. Blum, Zay et d'autres entrent au gouvernement, le premier comme vice-président, comme Mandel qui garde par ailleurs l'Intérieur. De Gaulle est ministre de la Guerre. Pétain est victime d'un AVC, ce qui règle son cas. L'Histoire peut continuer. Il ne s'agit pas de vaincre, mais d'organiser méthodiquement une longue bataille de retardement, pour faire passer la mer au plus possible de troupes et d'équipement militaires (et aussi productifs). Darlan à la tête de la flotte, suit parfaitement : le futur dauphin de Pétain dans notre réalité était jusque-là classé parmi les “durs” : son opportunisme à courte vue l'a fait changer de camp, entraînant la flotte, montrant comme le note Churchill « combien sont vains les calculs de l'égoïsme humain ».(9) La bataille de retardement, jusqu'au 7 août, est dure, coûteuse en vies. Le livre la détaille. Une partie du public peut se passionner pour ce Kriegspiel, relevant parfois de la bataille navale suivie minute par minute, indigeste pour d'autres, qui s'intéresseront bien davantage aux manœuvres politiques, aux articles de presse inventés et aux faux discours, tous plus vrais que nature, à l'engagement des républicains espagnols et aux raisons pour lesquelles il est loin de mécontenter Franco, à la stratégie de Roosevelt, le transfert des collaborateurs belges potentiels, judicieusement embastillés, dont Degrelle, ou le fait que dans une France où la Résistance clandestine se développe sans délai (il n'y a pas de collaborationnisme officiel et légal), l'administration n'étant pas laissée en place, Jean Moulin, ancien préfet, n'aura pas le sort glorieux et tragique que nous lui connaissons, même s'il cherche à joindre Alger où il pense qu'on aura besoin de hauts fonctionnaires comme lui – en revanche, Hitler trouve bien des Flandin, des Laval, des Déat, pour gouverner selon ses vœux et accessoirement selon leurs haines recuites.

Mais l'essentiel du livre reste consacré à des opérations militaires, batailles en mer Égée, conquête par les Français et les Anglais de la Libye, de la Sardaigne : dans ce dernier cas, on peut d'ailleurs toucher du doigt les limites de la construction collective et du regard “fana-mili”, l'oubli du politique, des héritiers du Parti sarde d'Action, l'existence en particulier d'un exilé(10) qui dans notre réalité joua un rôle non négligeable dans la “diplomatie clandestine”,(11) entre “fronts et frontières” :(12) lacune minime, parfaitement explicable, mais emblématique. S'y ajoute la bataille d'Angleterre ou, à la veille de la Saint-Sylvestre 1940, les projets allemands de reconquête de la Sardaigne. Avec un esprit moins kriegspielesque, on préférera sans doute partir chercher au milieu de tout ceci le détail des mises à la retraite d'office par de Gaulle, les ergotages d'ambassadeurs plus attachés au protocole qu'à ce qui devrait être leur mission, la restructuration de l'agence Havas par un certain Pierre Brossolette, les grenouillages des collaborationnistes, la répression sanglante par l'occupant des manifestations patriotiques du 11 novembre, les développements sur les problèmes de légitimité et de légalité du gouvernement français d'Alger avec jeu d'abord sur les souplesses des lois constitutionnelles de 1875 puis devant les nécessités de l'heure comité de révision présidé par René Cassin et institutions provisoires dont certains aspects rappellent la IVe République non telle qu'elle fut mais telle qu'elle aurait dû être. Ou les apparitions de Michel Debré en jeune secrétaire du comité venant d'être cité, de Pierre Dac dans un rôle peu différent de celui qui fut le sien à Radio-Londres, mais plus tôt, l'expatriation clandestine ayant été à la fois plus évidente et plus simple, de Mauriac grand éditorialiste, ou d'Antoine de Saint-Exupéry à la fois ruant dans les brancards, acceptant un rôle d'instructeur d'aviation et dans ce rôle bavardant avec le lieutenant Pierre Mendès France, à propos de bombardiers « sur la route de Louviers » — la circonscription dont le second était député.

On le voit, une idée de base à la fois intéressante et réaliste, une démarche de counterfactual history éclairant le réel en montrant ici qu'il n'était pas la seule solution possible, des éléments narratifs classiques en uchronie, clins d'œil compris, énormément de Kriegspiel, ce qui enchantera les uns et assommera les autres, mais dans la masse des pages de quoi contenter ces autres… et pour tous de quoi intéresser au volume suivant, puisque la fin de celui-ci ne correspond pas à une logique du récit, à un aboutissement provisoire de l'Histoire, mais seulement au 31 décembre 1940 à minuit, avec des suspenses volontairement ménagés : le projet a été mené à terme, il a ses limites, vise un public qui est en partie le reflet de celui qui s'est lancé dans l'écriture collaborative sur le site qui l'a préfiguré, même s'il peut en intéresser un autre, plus large, dont celui de KWS est peut-être susceptible de fournir une petite portion.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 74, septembre 2014


  1. André Costa (Paris › Jean-Claude Lattès, 1980).
  2. Ferdinand-Otto Miksche : "Analyse d'une bataille atomique", dans la Revue de Défense Nationale, n° 3, 1955, p. 272 à 289.
  3. Anonyme : "un Mot pour un autre", dans la Revue de Pataphysique, 16 IX 1995, cité par Éric B. Henriet dans l'Histoire revisitée (panorama de l'uchronie sous toutes ses formes ; Amiens › Encrage, seconde édition augmentée, 2003), p. 212.
  4. Claude F. Cheinisse : "les Jeux et les désirs", dans Passe temps, nº 1, mai 1986, réédition en vue dans un volume d'actes de colloque consacré à l'uchronie.
  5. "la Défaite de juin 1940, selon François Fillon", dans le Monde, 4 octobre 2002, p. 7.
  6. Robert Frank : le Prix du réarmement français, 1935-1939 (Paris › Publications de la Sorbonne, 1982).
  7. Charles de Gaulle : Discours et messages I : Pendant la guerre, juin 1940-janvier 1946 (Paris › Berger-Levrault, 1946, réédité par Plon, 1970), p. 351, pagination d'après l'édition du Club français du livre.
  8. Winston Churchill : la Deuxième Guerre mondiale (Paris › Plon, réédité à Genève par Rencontre, 1965), tome 2, livre 1, ch. X, p. 233-235.
  9. ibid., ch. XI, p. 242.
  10. Patrizia De Capitani Bertrand, Christophe Mileschi & Éric Vial (dir.) : Emilio Lussu (1890-1975) : politique, histoire, littérature et cinéma (Grenoble › MSH-Alpes, 2007).
  11. Emilio Lussu : Diplomazia clandestina (Florence › la Nuova ltalia, 1956).
  12. Joyce Lussu : Fronti e frontiere (Milan › Mursia, 1971).

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