KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Fenêtres sur le vide

éditorial à KWS 69, juin 2011

par Pascal J. Thomas

Soudainement, au débouché de l'avenue, le ciel avait remplacé la pierre de Gironde. Comme une dent manquante dans la mâchoire des immeubles du xixe siècle, alors que nous sortions de la place Gambetta. « Tu as vu ? Ils ont démoli le cinéma. » ai-je dit à mon père, sans obtenir la moindre réaction. Ce devait être vers 2006, et sans doute la dernière fois que j'ai pu sortir promener mon vieux père dans les rues de Bordeaux. Et déjà la maladie d'Alzheimer l'avait atteint au point d'effacer son souvenir de ce lieu qui venait, par surcroît, de disparaître physiquement.

Un ou deux ans auparavant, quand il avait été admis en maison de retraite, il avait pourtant répondu sans hésitation à la question du psychiatre qui l'examinait : « Quelle est votre adresse ? — 9, cours Georges-Clemenceau. ». Sans hésitation, et sans erreur — ses parents avaient effectivement possédé un appartement au-dessus de ce qui était déjà un cinéma, et il y avait vécu. Dans les années 1930, et plus jamais depuis. Ce jour-là, en 2006, le même 9, cours Georges-Clemenceau devenu chantier, fenêtre sur le vide, n'évoquait plus rien pour lui.

Mon père n'est plus de ce monde, ce qui me laisse du temps pour sonder anxieusement mes propres processus mentaux à la recherche des symptômes de la dégénérescence qui me guette. Ou en voir des analogies dans l'univers physique dont mon esprit n'est que le reflet plus ou moins brouillé. Il y a un mois ou deux (ou trois ?), un vieil ami du fandom me téléphone, à la recherche d'un article paru dans un numéro d'Ailleurs & Autres de 1978. Guilleret, je vais faire voler la poussière dans le grenier, sors une boîte d'archives… et me rends compte que les numéros d'A&A de 18 à 25, environ, exactement la période qu'il aurait fallu, manquent à ma collection complète, gardée avec un soin maniaque.

Nous avons tous des dents creuses dans nos collections. Cette lacune, toutefois, m'anéantissait plus cruellement. J'ai collaboré à A&A depuis son premier numéro, avec des périodes d'absence et d'autres d'intense implication. Plus qu'aucun autre périodique, celui-ci s'est tressé dans ma vie. Quelques mois de ces feuillets ronéotés perdus, c'était un bloc de mon esprit qui partait en fumée — autant pour l'information désormais difficile à retrouver que pour les graves manquements dans la gestion de mes archives que cela pouvait révéler. Alors, s'il manque de-ci de-là un mot dans une phrase d'une chronique de KWS, ne vous formalisez pas trop ; l'extérieur reflète l'intérieur, et de plus en plus sera placé sous le signe du gruyère.

L'histoire a quand même une fin heureuse. Mon copain fan est allé chercher dans ses cartons qu'il avait la flemme d'ouvrir, mais mieux rangés que les miens, et a retrouvé sa référence ; et, tout récemment, je suis tombé sur les numéros manquants, en rangeant autre chose. De toute façon, il aurait toujours été possible de retrouver une copie des numéros perdus ; le fandom est suffisamment uni et attentif à la conservation de sa mémoire collective pour permettre cela. De nos jours, la question ne se poserait plus : on aurait immédiatement recours à une version numérisée des documents manquants (d'ailleurs, je ne consulte presque plus jamais ma collection complète de KWS : je préfère laisser le moteur de recherche du site de Quarante-Deux travailler pour moi). Et l'informatique permet une rassurante redondance. Profitons-en. Enfin, pour le moment, je n'ai été diagnostiqué ni avec Alzheimer ni même avec un petit DCL. Certains d'entre vous auront peut-être des doutes…

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