KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

les Pieds au ciel

éditorial à KWS 67, décembre 2010

par Pascal J. Thomas

par ailleurs :

L'été est la saison des lectures inutiles et inurgentes (ce mot n'existe pas ; je prends le risque de l'inventer). Au cours de l'été dernier, donc, je me suis plongé dans le pavé de Sylvia Nasar, un Cerveau d'exception (a Beautiful mind, 1998), sur la vie de John Nash. Vous avez pu en entendre parler par le biais du film qui en a été tiré il y a quelques années ; Russell Crowe y tenait le rôle principal, et le sujet du film, se promenant sur son territoire de chasse du campus de Princeton, promu un temps lieu de tournage, y fut entendu grommeler qu'on aurait bien pu choisir un acteur qui lui aurait ressemblé un peu plus — je tiens ce détail d'un ami fanico-scientifique américain.

John Nash est connu des mathématiciens pour les intuitions fulgurantes qui lui permirent de résoudre deux ou trois problèmes majeurs dans les années 1950, des économistes pour ses contributions en théorie des jeux (qui lui valurent un tardif prix Nobel), et des psychiatres pour son basculement dans une profonde schizophrénie, et sa surprenante guérison au bout d'une trentaine d'années de maladie. Le livre, mené comme une enquête qui ne laisse de côté aucun aspect de la vie de Nash (jusqu'aux plus sordides, comme sa sexualité assez compliquée), m'a fasciné. D'autant plus que, comme j'exerce le métier de mathématicien, nombre des témoins qui sont cités sont des gens que je connais, par leurs livres et leurs théorèmes, par leurs cours et leurs exposés, et parfois même, par des conversations autour d'un café, dans un congrès. Mais j'ai pu constater à la dernière convention nationale de SF (Grenoble, fin août 2010) que la vie de Nash fascinait aussi plus d'un fan.

Sans doute parce qu'il reste encore quelques personnes qui entendent le mot "science" dans "Science-Fiction". Et peut-être parce que les mathématiques, dans leur quête de construction abstraite, partagent avec notre domaine de prédilection le fait de ne pas avoir précisément les pieds sur terre. Dans le cas de Nash, le lien est plus direct : il était, notoirement, un lecteur de SF, au point que sa future épouse, Alicia (qui jouera un rôle-clé de soutien tout au long des années noires de sa vie) avait, quand elle était encore étudiante, pris un emploi à la bibliothèque du MIT et s'était mise à lire des romans de SF dans la section idoine, alors qu'elle n'avait pas le moindre intérêt pour le genre, à seule fin d'avoir un prétexte pour approcher l'homme dont elle était déjà amoureuse. Il m'est arrivé, trente ans plus tard, de passer fréquemment au MIT pour faire usage de l'admirable bibliothèque de la MITSFS, sans me rendre compte de ce prestigieux précédent.

Plus tard, au début des années 1960, quand Nash se mit à écouter trop attentivement ces voix intérieures qui lui communiquaient aussi ses intuitions mathématiques, il affirma être capable de décoder les messages que les extraterrestres lui adressaient personnellement via les articles du New York Times. On pourra en tirer de sombres conclusions sur l'effet de la SF, ou des mathématiques, sur l'hygiène mentale. Mais la suite de l'histoire suggère que l'on peut guérir. De la schizophrénie. Et peut-être des maths. Pour la SF, je ne sais pas, mais pour le moment, je ne me soigne pas.

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