KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Lucie Chenu : Identités

anthologie de Science-Fiction, de Fantastique, de Fantasy et de littérature générale, 2009

chronique par Pascal J. Thomas, 2009

par ailleurs :

On peut, à la lecture de ce gros recueil qui réunit des textes de Science-Fiction, de Fantastique, de Fantasy et de littérature générale, perdre de vue la thématique qui en justifie l'existence. Lucie Chenu est partie d'un livre du Libanais Amin Maalouf, Identités meurtrières, évidemment nourri par l'expérience d'un pays où l'existence de communautés diverses a fourni le prétexte à une longue guerre civile. D'où le titre alternatif de la préface : "Dis-moi qui tu hais, je te dirais qui tu es". J'ai du mal à accepter ce genre de définition de l'identité — c'est ce qui a toujours servi, et sert encore, pour justifier toutes les assimilations par les groupes dominants, sur l'air du “soyez heureux de devenir comme nous”.

Peu importe en l'occurrence, ce qui est pertinent est cette instruction aux auteurs que l'anthologiste rapporte dans sa préface : « traiter ce moment où l'on disjoncte, ce moment où, trop c'est trop, on ne peut plus supporter les humiliations ». Il y avait un risque : tomber dans la répétition mécanique d'un message bien intentionné du style “le racisme tue”. Le recueil est beaucoup plus varié que cela, heureusement, même si les auteurs ont suivi avec un peu trop d'enthousiasme (à mon humble avis) la consigne de représenter le disjonctage, souvent sanglant.

L'anthologie est présentée en trois parties : Identités meurtri(èr)es ; Identités miroirs, identité mémoire ; Miroirs brisés, puzzles éclatés, qui — schématiquement — s'éloignent de plus en plus du thème de départ.

Tous les textes se tiennent, et chacun trouvera sans doute des lecteurs enthousiastes. En ce qui me concerne, c'est la troisième partie qui m'a le moins accroché, avec une succession de textes souvent insolites ou intrigants. Mélange d'ingrédients pourtant classiques (le cirque magique, la malédiction éternelle, le vampirisme), "Kainsmal" (Ludovic Lavaissière) se laisse agréablement lire. "Je ne t'oublierai jamais" (Léo Lamarche), sans éléments d'imaginaire, est un texte très touchant sur la maladie d'Alzheimer. Dans "l'Arrogance des fourmis", Carl Louvier fait preuve d'une intéressante cruauté au fil d'un texte qui ne révèle que progressivement son appartenance à la SF (sauce “mutations sociétales”). On trouvera certainement dans les autres textes de cette partie de l'humour, des notations acérées sur la vie, de la perversion et bien d'autres bonnes choses, mais je suis parfois sorti des textes avec un sentiment de “bon, et alors ?”, un détachement par rapport au propos des auteurs. Sentiment sans doute contingent !

Le cœur de l'anthologie réside dans sa première partie — au point que je me demande si une stratégie plus conviviale pour le lecteur n'aurait pas consisté à égrener ces textes tout au long du volume, en donnant les clés de répartition thématique dans une postface ou un avant-propos plutôt que dans le rangement ; peu importe, en fin de compte. On trouvera ici, comme dans la deuxième partie, plus de textes qui relèvent clairement de la SF ou de la Fantasy, et leur propos est souvent plus direct. Exemple efficace, "Oncle Franz", réédition d'un texte déjà ancien de René Beaulieu dans lequel un extraterrestre se dissimule sous les traits d'un vieux commerçant juif réfugié en Amérique après la seconde guerre mondiale. On retrouve le nazisme dans le rôle facile de représentant du mal absolu dans "la Bonne aventure" de Jean-Michel Calvez (du Fantastique : les Tziganes persécutés comptent parmi leurs rangs d'authentiques sorcières). Pierre-Alexandre Sicart nous sert, dans le cadre spatial de "Temps métisse", une histoire de soldat colonial tombant amoureux d'une belle indigène. Non, ce n'est pas si simple, il y a un retournement à la fin, c'est du bel ouvrage, ne vous inquiétez pas.

Deux nouvelles m'ont toutefois touché au-delà des autres dans cette première partie : "Dernier Vol pour Zoutoul" de Claude Ecken et "l'Exécrable" de Jérôme Noirez. Le premier met en scène dans un cadre interstellaire une société qui pourchasse les immigrés — ça aurait pu être un peu lourd dans le calque de notre situation politique, ça aurait pu ne pas survivre aux noms facétieux choisis pour les planètes (Zoutoul, Xia, Reizeb… quand on sait qu'Ecken a vécu à Aix et Béziers, on décode), mais le cruel paradoxe inhérent au dilemme moral qu'Ecken pose à son protagoniste suffit à rendre l'histoire mémorable. "L'Exécrable" aurait pu aussi sombrer dans le travers d'un décalque trop appliqué d'une situation historique connue (l'antisémitisme dans la Mitteleuropa entre fin du xixe et début du xxe siècle). Mais l'originalité de l'argument fantastique (les Lihtgur sont pourchassés parce qu'ils peuvent voir les traces sanglantes des crimes passés) et la tragédie vécue par le protagoniste confèrent au texte, superbement écrit, une intensité rare.

L'autre sommet de l'anthologie est niché en fin de deuxième partie — mais il s'agit d'une traduction, c'est pas du jeu, et due à la plume de nul autre qu'Orson Scott Card, excusez du peu. "Le Réceptacle", paru à l'origine en 1999, n'est pas le plus cruel ou le plus surprenant de ses textes, mais il reste aussi caractéristique qu'inoubliable. Un garçon qui se sent inadapté, dans sa famille et dans la société, a la capacité d'absorber les souvenirs des gens qui sont morts dans un endroit donné. Comme souvent chez Card, le protagoniste est à la fois victime (et possible objet de pitié) et coresponsable de sa victimisation (et probable objet de mépris). Et pétri de désir de vengeance. Mais sa grandeur sera de refuser cette évidente vengeance, et de vivre une vie paisible et sans intérêt. Je n'aurais pas cru Card capable de surprendre encore autant son monde après vingt ans de carrière d'écrivain. Diable d'homme.

À l'épreuve du re-feuilletage, cette deuxième partie de l'anthologie, regroupée sous le thème plus original de la mémoire, clé de l'identité, est celle qui paraît dans l'ensemble la plus satisfaisante, prenant par rapport au thème de l'anthologie un recul raisonnable sans le perdre complètement de vue. Bien sûr, on pourra y rencontrer un texte ou deux qui se contentent d'assurer un honnête récit ("Droit du sang" d'Antoine Lencou, sur un ordinateur meurtrier ; "Résurrection" de Pierre Gévart, sur la surprise réservée à un assassin raciste, par exemple). "La Belle au poids mordant" de Sylvie Miller et Philippe Ward commence très bien en parodiant le monde des contes de fées pour une histoire de grosse mal dans sa peau (évidemment, c'est une ogresse), mais se termine de façon un peu décevante. "La Frontière de Tamika" de Li-Cam (sur le futur de la répression de la délinquance dans des banlieues transformées en zones inaccessibles), porte un propos fort, à la limite du malaise, mais reste trop bavard pour être totalement efficace. L'efficacité ne manque pas, par contre, à "la Sloche" d'Alain le Bussy. Même si le sujet n'est guère original, Le Bussy sait raconter une histoire et ne déçoit jamais le lecteur.

Restent deux textes qui m'ont frappé, quoique situés dans des genres qui ne sont pas mes préférés habituels. "Constance Lolita" (Michèle Sebal) est un récit d'horreur dans le cadre familial, à base de pouvoirs mutants, qui m'a laissé totalement glacé, mais pas de glace. Étonnant. "Bataille pour un souvenir" (Lionel Davoust) met vraiment la mémoire au centre de l'histoire. Je me serais passé de l'ambiance Fantasy à la samouraï, mais le concept central (des guerriers qui utilisent la perte de leur mémoire pour payer une intensification temporaire de leur puissance de combat), voilà quelque chose que je ne risque pas… d'oublier de sitôt ! D'autant plus que l'idée est consubstantielle à l'intrigue de la nouvelle.

Au risque de rassembler un troupeau disparate, Lucie Chenu a su donner au thème de son anthologie une définition assez large pour ramener dans ses filets des textes très variés, et souvent bons. Au total, voici une anthologie qu'on peut lire sans s'ennuyer d'un bout à l'autre, et qui a quelques textes excellents à vous offrir. Et, qui sait, ceux que vous trouverez excellents ne seront peut-être pas les mêmes que pour moi…

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 62-63, juillet 2009

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