KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jonathan Carroll : Flammes d'enfer

(Sleeping in flame, 1988)

roman fantastique

chronique par Pascal J. Thomas, 2001

par ailleurs :

Carroll est dans la collection "Terreur" chez Pocket un auteur atypique. Mais ne le serait-il pas où qu'il fût publié ? Son mélange d'observation minutieuse des tempêtes du cœur et du vertige de l'irruption d'agents surnaturels dans le destin personnel, s'il n'est pas unique, est exécuté avec assez de brio pour lui assurer une place à part parmi les auteurs de Fantastique moderne — et certainement un positionnement bien différent de celui des auteurs qui justifient l'intitulé de la collection "Terreur".

Pour une fois cependant, la maquette de couverture sert bien un livre en en reprenant la première phrase : « Il m'a fallu moins de la moitié d'une vie pour comprendre que le regret est une des rares certitudes auxquelles nous ne pouvons échapper. ». En une phrase, l'essentiel de l'auteur : le sol affectif qui se dérobe sous les pas du protagoniste, et la révélation d'autres destins soudainement, magiquement accessibles, ou de vies précédentes à la fois fascinantes et lourdes de menaces, sont les deux catégories principales d'ingrédients auxquels Carroll fait appel. Tout en tournant dans des décors précieux qui empruntent à la bourgeoisie artistique new-yorkaise et aux richesses centre-européennes de Vienne, qui fut longtemps sa cité de résidence.

Flammes d'enfer commence comme une comédie : Walker Easterling, acteur occasionnel et scénariste, rencontre Maris, une femme qui l'éblouit et doit se débarrasser d'un petit ami violent et persistant. L'idylle ne tarde pas. Puis, sans que cela semble lié, commencent cauchemars récurrents et faits étranges. La comédie bascule quand le meilleur ami de Walker tombe sous les balles perdues de terroristes à l'aéroport de Vienne. À l'occasion de l'enterrement, Maris aperçoit sur une tombe le portrait d'un jeune homme mort dans les années 50, le portrait craché de Walker…

À partir de là le livre bascule dans le Fantastique : rencontre avec un magicien, révélation progressive des vies antérieures de Walker, et surtout connexion avec "Outroupistache", un conte des frères Grimm revisité côté coulisses, ou plus exactement vécu du point de vue du méchant de l'histoire. Les contes de fées ne sont que depuis peu tombés dans le domaine de la littérature enfantine ; ou plutôt, la littérature enfantine n'est que depuis peu conçue comme un univers doux et rassurant. Les contes, en version originale, véhiculaient la terreur. Les enfants s'y faisaient dévorer. Et surtout, ils vivaient dans un doute permanent sur leur filiation : échangés au berceau, abandonnés et recueillis, victimes du remariage du père avec une marâtre — invariablement chargée du mauvais rôle —, ils ne s'en sortaient guère mieux avec leurs parents naturels, toujours prêts à les abandonner au fond des bois si la nourriture venait à manquer…

Très souvent, le conte idéalise la parenté naturelle : garante d'un vrai amour familial, elle se reconnaît toujours quand la princesse héritière éloignée du palais vient reprendre ses droits. L'expérience du monde réel démentit ce point de vue et relativise beaucoup la différence entre parent biologique et adoptif. Dans "Outroupistache", un enfant change de main aussi, mais Carroll prend un point de vue résolument moderne en tenant pour acquise la paternité du nain voleur d'enfants. Et allie modernité et fidélité au conte en rétablissant un violent conflit entre père et fils, motivé de façon très contemporaine par un désaccord sur les projets de mariage de ce dernier.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 39, juin 2001

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Jonathan Carroll : le Bûcher des immortels

(the Marriage of sticks, 1999)

roman fantastique

chronique par Pascal J. Thomas, 2001

par ailleurs :

C'est encore de réincarnation qu'il s'agit dans le Bûcher des immortels, et là encore la protagoniste, Miranda Romanac, est inconsciente du caractère proprement extraordinaire de ses origines. La première partie du roman, en fait, est presque entièrement réaliste, et ce n'est qu'a posteriori qu'on y repérera quelques signaux annonçant les événements surnaturels qui s'accumulent lors de la deuxième partie. Miranda est libraire, spécialisée dans le livre rare ; son célibat est ponctué d'aventures, mais elle n'a plus revu depuis le lycée celui qui aurait pu être l'homme de sa vie, James Stillman. Une réunion d'anciens de la même classe est pour elle l'occasion d'apprendre la mort accidentelle de James… mais quelques jours après, elle rencontre Hugh Oakley. Marié. Terriblement séduisant. Et immédiatement amoureux d'elle. Il ne faut pas plus que quelques mois pour qu'il quitte femme et famille, et vienne s'installer avec Miranda à Crane's View, une bourgade des environs de New York.

Jusque-là, on pourrait se croire dans une comédie de mœurs bien écrite, mais relevant du même milieu que les films de Woody Allen. Toutefois, la personnalité de la propriétaire de la maison de Crane's View où s'installent Hugh et Miranda ajoute au mélange une touche d'étrangeté. Frances Hatch est presque centenaire, a vécu autour d'artistes toute sa vie, aux États-Unis et en Europe. À Vienne, surtout. Bien entendu. Et le nom le plus marquant dans sa vie n'est pas celui d'une célébrité, mais celui d'un magicien de music hall, Shumda l'Énorme.

Qui a réellement possédé des pouvoirs magiques, comme on s'en apercevra au cours de la deuxième partie du livre, où la vie bourgeoise de Miranda s'effondre, et le récit réaliste texturé fait place aux plongées cauchemardesques. Bien sûr, ni sang ni violence ; la plus grande terreur est psychologique, au fur et à mesure que Miranda doit faire face aux destinées qu'elle n'a pas connues, et aux vies antérieures dont elle n'avait pas conscience. Le dialogue avec la Mort est ici moins direct que dans la Morsure de l'ange, mais pas moins prégnant. Jusqu'à ce que Miranda se dise que le pire monstre de l'affaire, c'est peut-être elle-même, et mette en cause un égoïsme qui n'est pas toujours évident à la lecture de la première partie.

En dépit de quelques références historiques, le livre, narré par une Miranda qui s'avoue d'emblée “vieille dame”, reste curieusement intemporel, évitant les grands événements du xxe siècle — tandis que la Seconde Guerre mondiale se voyait confier un petit rôle dans Flammes d'enfer — et notant à peine la technologie du futur dans les quelques passages touchant à la fin de la vie de Miranda, que l'on devine quarantenaire autour de l'an 2000. Signe de réalisme, peut-être : la Science-Fiction a tendance à accumuler les gadgets, alors que les changements sont progressifs, et que le passé survit longtemps, porté par les habitudes.

La variété des personnages et des situations mises en jeu dans cette deuxième partie ajoute au contraste. Et la terreur, pour n'être pas physique, procède néanmoins par le vertige et le feu, ressorts puissants. Pour couronner le tout, Carroll ne dédaigne pas les pirouettes : tout en mettant en scène le poids du destin, il ne le prend pas in fine — ni dans ce livre ni dans Flammes d'enfer — pour inexorable. Des fois que le lecteur ne serait pas assez cloué au livre…

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 39, juin 2001

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Jonathan Carroll : l'Aube du huitième jour

(the Wooden sea, 2001)

roman fantastique et de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2001

par ailleurs :

L'Aube du huitième jour, dernier roman en date de Carroll, s'avance sous un titre original indéchiffrable qui relève du kōan, avec une prémisse pour le moins baroque : un chien à trois pattes arrive dans la vie bien rangée de Francis “Frannie” McCabe, le chef de la police de Crane's View.(1) Le chien meurt au bout de trois pages, mais rien après ne sera comme avant. En particulier parce que Frannie reçoit la visite de Junior (lui-même quand il avait dix-sept ans). Et Frannie a beaucoup changé entre-temps : s'il est maintenant un citoyen respecté de tous, dans sa jeunesse il faisait les quatre cents coups et ses parents désespéraient de lui. La cohabitation ne sera d'ailleurs pas idéale entre Frannie et Junior. Mais les choses se compliquent assez vite, avec une série d'irruptions bizarres — en général perceptibles aux seuls deux Frannie — dans la vie paisible de Crane's View. Et Frannie lui-même va se voir projeté dans son propre futur, ou du moins son futur potentiel.

Le contraste est total avec le Bûcher des immortels : le jeu sur le temps est ici explicite, souligné par l'introduction de gadgets dont le plus étonnant est ce casque sphérique que portent jusque dans la rue des gens qui souhaitent se faire “rejouer” toute leur vie.(2) L'air du temps, toutefois, n'existe que si Francis McCabe le respire : tous les changements de la société sont vus au travers de ses expériences personnelles. C'est bien du Carroll, et plutôt qu'à Philip K. Dick auquel la quatrième de couverture compare ce livre, cela l'apparente à Kurt Vonnegut, Jr. dans Abattoir 5, où le protagoniste est ballotté d'un épisode à un autre de sa vie par les Tralfamadoriens, des extraterrestres capricieux.

Autre opposition polaire avec le Bûcher des immortels, celle de leur protagoniste. Sous des dehors violents, McCabe est un personnage profondément altruiste, à l'opposé de Miranda, femme du monde, sensible, et égoïste sans le savoir. Rançon de la construction trépidante du livre, la personnalité de Frannie McCabe — et a fortiori celle des autres personnages — est moins détaillée que dans d'autres livres de Carroll. Son histoire personnelle se résume au basculement qu'il a connu, de délinquant à gardien de ses prochains. Un basculement qui a été brutal — correspondant à son expérience pendant la guerre du Việt Nam — mais dont nous ne sommes pas témoins, confrontés que nous sommes à l'avant et à l'après.

Au-delà de son aspect coloré, voire comique — qui me l'a fait dévorer avec délectation, au-delà de ses emprunts à la SF ou au roman policier, peut-on croire un moment —, le livre parcourt toujours la thématique de l'auteur. En gros, regarder la vie dans le miroir que nous tend la Mort. Frannie McCabe ne meurt pas moins de quatre fois au cours du livre. Je ne sais si lui, ou nous-mêmes, aurons beaucoup approfondi notre connaissance de sa vie, ou de ses vies alternatives, au cours de l'exercice. Mais nous ne nous serons pas ennuyés.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 39, juin 2001


  1. Même bourgade que dans le Bûcher des immortels (que l'on retrouve aussi dans le Baiser aux abeilles), et même policier, cantonné dans le livre précédent à un rôle secondaire.
  2. Quand on sait que l'objet est, dans le roman, fabriqué par Bic, on identifie tout de suite l'origine de l'idée dans l'icône publicitaire classique de la marque de stylos, l'homme à la tête de bille.

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Jonathan Carroll : Collection d'automne

(the Panic hand, 1995)

nouvelles fantastiques

chronique par Pascal J. Thomas, 2001

par ailleurs :

Collection d'automne est un recueil de nouvelles, comme un rassemblement hâtif de fragments tombés sur le sol de l'atelier, que l'artiste n'a pu incorporer à ses œuvres de grandes dimensions. Ce qui ne signifie pas que la lecture n'en soit pas fascinante aussi ! Le long texte qui ouvre le recueil, "Ménage en grand", est comme une version abrégée des romans, avec les mêmes irruptions quasi-divines, et le vertige du protagoniste devant sa culpabilité insoupçonnée.

Le reste est diversifié. Quelques personnages de l'univers carrollien, Venasque ou Victor Dixon, font de brefs passages, et on retrouve des motifs chers à l'auteur (les chiens ; les œuvres d'art dont la beauté, invisible au premier abord, contient l'essence de Dieu ; et plusieurs fois le retour — en personne — dans les périodes précédentes de la vie, dans "Coup de foudre" ou "l'Examen de passage", par exemple).

On trouvera aussi de ces histoires qui ne pourraient pas s'inscrire dans les romans tels que Carroll les construit — en dépit de leur structure souple et hétérogène —, des histoires qui s'arrêtent à une révélation, comme "Salle Jane Fonda" ou "la Main-panique", d'autres qui se mordent la queue comme "Florian". D'autres enfin qui n'introduisent aucun élément surnaturel mais mettent en scène des comportements profondément étranges, comme "Collection d'automne", "l'Amour des morts" ou "l'Ange las". Toutes pourtant ont en commun un je-ne-sais-quoi, une façon de regarder au fond de l'âme des gens qui n'appartient qu'à Jonathan Carroll.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 39, juin 2001

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