KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Critiques inflammables et littératures en fusion

éditorial à KWS 36, mai 2000

par Pascal J. Thomas

On n'est jamais aussi drôle que quand on est injuste. Jean Millemann aime à signer des articles hilarants, et parfois totalement contestables. Parce qu'il en fait trop dans ses lazzi, et que la rhétorique finit par primer sur le contenu. Ce qui ne m'empêche pas de lire et de rire. Aussi ai-je été attristé au début de ce printemps quand une poignée d'abonnés à la liste de discussion électronique SFFranco ont pris ombrage de ses remarques sur un ouvrage à paraître de Serge Séguret. Séguret, rappelons-le, fut l'auteur d'une affligeante(1) série de romans au Fleuve noir sur des motards du futur, et vient de récidiver chez un petit éditeur. Le plus affligeant fut que le chœur des protestations était mené par la responsable de cet éditeur — qu'on imagine fort marrie de voir ses produits dénigrés.

Petits ou grands, les éditeurs doivent-ils contrôler le discours qui se tient sur leurs productions ? C'est leur désir le plus cher. Voir, quelques mois plus tôt, l'ahurissante pétition des cinéastes français reprochant aux critiques de la presse parisienne un insuffisant soutien au produit national : quand un film — français ! — s'expose à des avis défavorables, il faudrait selon eux différer la publication de la critique jusqu'à la fin de la première semaine d'exploitation en salle. Dites du mal, soit, mais une fois seulement que nos clients auront mis la main à la poche !

Bref, on n'a plus besoin de critiques, seulement d'attachés de presse avec un brin de plume. C'est l'évolution qu'ont connue les chroniqueurs américains dans bien des domaines de la culture populaire. Alors, tant pis, je préfère avoir des critiques, sans attache avec tel ou tel éditeur, bavards et en verve, dont les opinions (excessives, aigries, inadmissibles, illégales…) s'expriment avec tous les écarts de langage du monde. Pour un peu, je préférerais — même si je ne m'imagine aucun univers hors du temps où je puisse m'asseoir à la même table que lui — Lucien Rebatet, critique de cinéma devenu odieux collaborationniste pendant la guerre, condamné à mort — et gracié — à la Libération, à ceux qui ont jugé bon d'appliquer la peine capitale pour des écrits… Restons sérieux. Pas question de défendre l'appel au meurtre et à la haine raciale. Personne ne guillotine plus les critiques. Mais les critiques faniques, avec leur occasionnelle mauvaise foi, et leur démesure, ne méritent pas le reproche qu'on leur adresse de piétiner le fragile ego des pauvres auteurs.

Et les critiques de Bifrost, que Jacques Baudou, lui-même critique — et heureusement bien plus fin que l'abonné moyen de SFFranco —, rabrouait vertement dans un entrefilet du Monde des livres début avril, ne méritent pas non plus un tel excès d'attention ou d'infamie. Je leur pardonne toutes leurs fautes de goût, tant qu'elles ne sont pas de déontologie, qu'ils n'encensent ni ne démolissent en fonction des intérêts commerciaux des copains — hélas, tous ne sont pas purs de ce péché-là, mais que celui qui n'a jamais… Et j'avoue trouver peu de goût au discours policé, au tortillage brillant qui, pourvu qu'un quelconque opuscule soit frappé du sceau d'une maison à ménager, saura lui trouver des qualités sans jamais imprimer un franc mensonge.

Mais bon, si d'autres préfèrent un autre style, je ne leur jette pas la pierre, et je suis prêt à leur rembourser le reste de leur abonnement à KWS

Quand les flammes cèdent la place au liquide, la mode est à la fusion. Tant l'équipe de Ténèbres (Daniel Conrad et Benoît Domis) avec leur anthologie-événement au Fleuve noir, De minuit à minuit, qui accueille Vincent Ravalec et Marie Darrieussecq au milieu d'un aréopage d'auteurs de SF et de Fantastique français, que Gilles Dumay avec ses propres projets d'anthologie-manifeste, proclament leur désir d'abolir les frontières entre les “genres”, et entre ceux-ci et la littérature générale. Noble programme. Poussé, on le sent, par un désir de respectabilité intellectuelle, en espérant aussi qu'une fois acquise, celle-ci se traduira par la présence médiatique qui conditionnerait l'accès à un marché plus large, ce que les auteurs ne refusent jamais — critique, pauvre critique, quel rôle te réserve-t-on à nouveau !

Mais les étiquettes parfois tant honnies auront bien du mal à disparaître. Le mouvement du marketing depuis dix ou vingt ans est allé exactement à l'inverse : des étiquettes, des sous-étiquettes, on en crée tous les jours, sans d'ailleurs se soucier qu'elles recouvrent le moindre contenu. Voir le “Merveilleux noir” que Fayard se croit obligé d'invoquer en quatrième de couverture de la Boîte à chimères [ 1 ] [ 2 ], le dernier recueil de Francis Berthelot. Voir la tendance de plus en marquée des groupes de hard rock à être “influencés par…” — et à le revendiquer — des livres de Fantasy ou de SF américains, à se placer “dans la tradition de…”.

Dans mon éditorial du numéro précédent, je mettais le microscope sur le possible bourgeonnement d'un nouveau genre, l'anachronie. Gérard Klein, lors des Galaxiales de Nancy, proposait une analogie différente, et beaucoup plus étayée,(2) avançant que les genres fonctionnent comme des langages. On n'a jamais vu des langages fusionner — tout au plus une langue peut-elle être influencée par une autre au point de disparaître et de ne plus subsister que comme substrat. Par contre, le processus de différenciation dialectale amène toutes les langues qui survivent à se scinder en des variétés plus ou moins répandues, qui à terme — cela prend des siècles — se constituent en langues distinctes.

Donc, n'espérons pas la fusion ! Accueillons plutôt à bras ouverts la multiplication des étiquettes, qui à force de ne plus désigner que des aires minuscules, formeront les carreaux d'une chatoyante mosaïque. Poussez le processus jusqu'à l'absurde, les carreaux se feront points de tapisserie, puis pixels et les compartiments auront cédé le pas à la continuité chromatique. Mais il est bien à craindre que la myopie de nous autres lecteurs de base ne réduise à nouveau cette polychromie à quelques à-plats cubistes. Et les critiques auront toujours leur rôle : tenir la loupe, présenter leur carnet d'échantillon de couleur en face des traînées de peinture fraîche…


  1. Apparemment : je ne l'ai pas lue…
  2. Par les travaux critiques de Samuel R. Delany, notamment.

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