KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Bertrand Visage : Hôtel Atmosphère

roman de Science-Fiction littéraire, 1998

chronique par Éric Vial, 2000

par ailleurs :

Réédition en poche d'un roman paru en 1998 chez le même éditeur, cet ouvrage de littérature générale se situe clairement aux marges de la SF, ou plutôt de la politique-fiction. On y est au milieu du xxie siècle, après une terrible aggravation de la crise économique autour de 2010, une guerre civile, l'instauration d'une dictature. L'art officiellement encouragé est la reproduction sur verre de peintures religieuses. Les anciens cinémas pornos de la place Clichy hébergent les cours du soir de l'École militaire. Le téléphone est un monopole privé. La peine de mort a été rétablie. Au nom de la “citoyenneté restreinte”, les immigrés sont partis, même si l'on croise un cordonnier vietnamien. On ne reconstruit pas ce qui tombe en ruines. Paris est aux mains de très jeunes miliciens porteurs d'une flamme tricolore. Ils ont instauré des barrières, des “douanes sauvages”, qui relèvent surtout du racket amateur. Certains se font égorger, parfois. Une drogue minable circule. La pénurie sévit, qu'il s'agisse de l'électricité, de l'eau du robinet, de la nourriture — jusqu'aux œufs — ou des médicaments élémentaires quand sévissent des épidémies nées de la misère, dont la conjonctivite. Les rez-de-chaussée sont devenus des “budoms”, buvettes domestiques où l'on sert ce que l'on peut pour améliorer ses fins de mois. Les concierges sont des indics, et on se souvient plus ou moins des événements qui ont accompagné la mise en place du régime, des opposants, des résistants dont longtemps le nom n'a pu être prononcé et qu'il est redevenu possible de nommer, opposants disparus accidentellement, c'est-à-dire en fait torturés, assassinés. S'y ajoutent quelques clins d'œil littéraires, à l'occasion d'une vente aux enchères de manuscrits, où l'on apprend que Cocteau est presque oublié, et que ses mœurs, sous ce régime, le discréditent ; plus, indirectement, mais ils sont reconnaissables, ce que l'auteur pense de Régine Desforges ou de Lucien Rebatet (du mal, bien sûr, même si c'est non moins bien sûr pour des raisons différentes).

La politique-fiction fournit un décor pour une histoire d'amour. Entre Hamour — H majuscule — et baise plutôt crue. Le narrateur, ancien enfant trouvé, gérant de l'hôtel Atmosphère éponyme, perpétuellement désert, est décédé, car il faut prendre au sérieux les premiers mots du premier chapitre (« Ce jour-là, je n'étais pas encore mort et je descendais la rue des Martyrs qui fait une longue entaille de blancheur au pied de Montmartre. ») — cela ne fait pourtant pas de quoi parler de Fantastique. Mais à Vincennes, sous le signe d'une fort symbolique panthère noire arpentant sa cage, il avait rencontré une femme, entre ses deux amants. Hébergé l'un d'eux, assez âgé, dans son hôtel qui n'abrite pourtant jamais personne. L'a senti traqué. S'est imposé. A été invité au repas de noces. Curieuses noces, pas tout à fait blanches, mais où c'est lui qui est resté avec la mariée. Elle, c'est la fille d'un opposant mort. Et le père adoptif du narrateur a causé sa perte. Involontairement. Pour cause de dérèglement des sens au lendemain d'un veuvage. A assisté aux tortures. Dans son hôtel. En est devenu fou. Le lien entre elle et son mari était un peu plus ancien, mais lié aux mêmes événements. D'où son indestructibilité. Et le partage imposé, qui n'est pas qu'érotique. Mais qui débouche sur la mort. Par hasard. Pour rien, en fait. Entre-temps, on aura cru enlevé l'enfant de la dame, et quelques autres péripéties. Mais de fait, c'est cette relation forte et impossible qui est au cœur du livre. Et fournit des pages magnifiques.

Reste l'étrangeté globale, annoncée par une couverture qu'on dirait due à feu Roland Topor, la cruauté en moins : un homme et son ombre forment la bouche d'un immense visage féminin aux yeux clos, sur lequel il se tient debout, immobile. On pourrait gloser à l'infini, sur le nom même de l'auteur, sur sa situation d'homme parlant de et pour l'héroïne réelle, sur son caractère minuscule face à l'immensité de l'autre, sur sa solitude dans ce qui est aussi un décor absurde, etc. Mais tant pis pour la glose. On est bien dans l'étrange. Et — si on me pardonne une expression que je pourchasserais dans une copie d'étudiant — on peut s'interroger sur le statut de tout ce qui n'est pas là pur réalisme ou immédiatement supposé tel. Sur son rôle dans le texte. Certes, il permet de justifier ce qui relèverait de l'insolite ou de l'onirique, et au premier chef l'hôtel désert, ou nul ne vient jamais, en plein Paris. Un mauvais esprit dirait qu'il permet de lester l'histoire, de lui donner une profondeur — politique par exemple, et d'ajouter quelque chose de nouveau à ce qui pourrait être autrement fort mince. L'épisode de l'enlèvement supposé va dans le même sens d'allongement de la sauce. Ou de faire se rencontrer, sans anachronisme, hors du temps historique attesté mais dans un réel au moins supposé, des choses séparées par le temps. D'aller chercher du passé, entre les années trente du réalisme poétique des films de Carné et les années noires de l'Occupation, du présent pour les sentiments, et un avenir un instant redouté qu'aurait pu préparer une extrême-droite heureusement depuis en déconfiture, sauf à aller yodler. Un tel collage est peut-être ce à quoi sert la SF acclimatée en littérature générale, et peut-être bien souvent la SF tout court. On fera le lien avec les considérations développées dans l'éditorial du dernier numéro.

On pourrait encore parler de l'intérêt proprement littéraire du roman. C'est peu le lieu — et franchement, c'est loin d'être ma compétence. Et même si le rédacteurenchef commence à trouver tout cela un peu long, et si ce n'est guère davantage le lieu, de sa vision molle de la dictature. Plus conforme aux réalités des tiers-mondes sous des bottes présentes ou à peine passées. Plus réaliste sans doute que les flamboyances apocalyptiques. Plus attentive au désordre réel et aux empiétements de pouvoirs minuscules qu'au cordeau des directives et aux mégalomanies des dirigeants en titre. Tant pis pour qui ne peut imaginer de dénoncer qu'à coup de surenchères dans l'horreur et a du mal à comprendre que la vie, faite d'espoirs et de lâchetés, continue toujours — ce qui peut amener à ne pas voir un danger réel, plus patelin et plus quelconque qu'on ne le pensait. La bête immonde, éventuellement pluricolore, doit moins au dantesque qu'aux beauferies, et dans la pratique la fascination nihiliste pour l'ordre glacé, le thanatos final, ou les masses au pas sous les flambeaux, relève pour l'essentiel de l'illusion pseudo-romantique — décadentiste, probablement, s'il faut être un peu plus précis — couvrant la médiocrité, l'imbécillité très ordinaire, qui serait ridicule si elle n'était aussi meurtrière. Le rappeler est aussi un des mérites de ce roman.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 36, mai 2000

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