KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Vonda N. McIntyre : la Lune et le Roi-Soleil

(the Moon and the Sun, 1997)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 1999

par ailleurs :

Science-Fiction, ai-je écrit, et je maintiens ; mais pendant une bonne première moitié du livre, on pourrait se croire plongé dans de l'Alexandre Dumas. Certes, un Dumas féministe, amoureux de la méthode scientifique, imbus d'une réticente admiration pour un pouvoir absolu moralement condamnable — le point de vue est celui de Vonda McIntyre, mais la matière est celle d'un roman historique, situé à la cour de Versailles, suivant pas à pas les détails de la vie de ce milieu hors du commun.

Quel est donc le sujet du roman ? À première vue, Cendrillon. Marie-Josèphe de La Croix est une jeune fille de bonne famille, mais orpheline et désargentée, qui après une enfance passée aux Antilles finit par se voir inviter à la cour, comme demoiselle de compagnie de la famille de Monsieur (Philippe d'Orléans, frère cadet de Louis XIV). Aussi talentueuse en musique qu'en mathématiques ou en dessin naturaliste, elle focalise néanmoins ses ambitions sur la recherche rêveuse d'un beau parti. Bref, on pourrait un temps la prendre pour une midinette émerveillée, que son éducation par les sœurs a de plus dotée d'une naïveté sans limites en ce qui concerne les affaires de sexe, foisonnantes à la Cour.

Marie-Josèphe se retrouve au centre de l'attention des courtisans quand elle endosse le nouveau rôle d'assistante de son frère, Yves, qui a revêtu l'habit noir des Jésuites plus par passion de la recherche scientifique que par dévouement aveugle à l'Église. Yves vient de revenir d'un long voyage d'exploration avec une étonnante capture : un mammifère marin d'une espèce inconnue, qui va être exhibé à Versailles à l'ébahissement général. Mais surtout pour satisfaire à la curiosité du Roi, car toute la vie de la cour est réglée pour satisfaire ses moindres désirs (et conforter la structure de son pouvoir). Et Marie-Josèphe va faire plus que dessiner les dissections conduites par son frère sur un spécimen mort, plus que fournir poissons et caresses au monstre captif : elle devient la seule personne à laquelle celui-ci obéisse, intermédiaire obligé des désirs du Roi.

Tant qu'il se borne à des sauts de carpe dans la fontaine d'Apollon, agrémentés de cris déchirants, le monstre marin pourrait n'être qu'un lamantin, ou un autre animal peu connu de l'époque et depuis éteint.(1) L'essentiel de l'intrigue tient alors dans ce que Marie-Josèphe ne découvre que vingt pas après le lecteur : les convoitises que sa personne excite chez divers neveux et bâtards royaux, l'homosexualité de Monsieur, les rivalités mesquines de tous ceux qui tournent autour du Roi. Et, a contrario, l'influence étonnante de Lucien, comte de Chrétien, physiquement difforme mais doué d'un sens politique et d'une intégrité qui le mettent à part de tout le reste de la cour.

Mais Marie-Josèphe découvre aussi ses propres talents, et la façon dont la cour les étouffe. Parce qu'elle est une femme, on se moque de ses compositions musicales quand on sait qu'elles sont d'elles, alors qu'on les couvre d'éloges quand elles sont attribuées à d'autres ; parce que la France est en guerre, on lui refuse de correspondre avec l'étranger, elle qui pourrait s'entretenir de mathématiques avec Isaac Newton ou utiliser des microscopes hollandais pour ses recherches biologiques. McIntyre force un peu la note dans sa démonstration du bridage machiste des talents féminins : même si la moins grande spécialisation atteinte par les sciences permettait encore au xviie siècle à une personne de briller dans plusieurs domaines, Marie-Josèphe a tellement de talents qu'elle finit par devenir une sur-femme, aussi extraordinaire que le monstre marin lui-même, et par passer les bornes de la crédibilité. Ce qui ne peut qu'affaiblir la portée démonstrative du récit. Son efficacité dramatique et émotionnelle, par contre, n'est pas en cause : le livre marche comme sur des roulettes ; je n'ai jamais cessé de me passionner pour ces fichues intrigues de cour…

Progressivement, cependant, le roman se centre sur le monstre marin, ou plutôt la femme marine, qui s'impose comme une créature véritablement hors de l'expérience ordinaire du lecteur vers la moitié du livre, une fois par exemple ses facultés de télépathie établies. On comprend que ces êtres (trop intelligents pour qu'on puisse parler d'animaux) ont donné naissance aux récits de sirènes et sont connus de leurs contemporains (quoiqu'au-delà des limites du familier). Et la relation entre Marie-Josèphe et la femme marine captive devient le pivot du livre, et l'enjeu principal, car le Roi veut consommer lors de ses festins la chair de la sirène…

Si "les Vilains poulets"(2) de Howard Waldrop relève de la SF via la cryptozoologie, alors la Lune et le Roi-Soleil se range d'autant mieux dans le genre que la découverte d'un chapitre inconnu (ou occulté) d'histoire naturelle s'y double du premier contact avec une espèce intelligente non-humaine. Certes, le livre adopte la stratégie du fantastique classique consistant à circonscrire les effets sur la société environnante de l'innovation introduite, à la laisser sombrer sans laisser sur les eaux plus qu'un sillage vite effacé. Nous avons oublié la sirène (ou le monstre) de Versailles, et partant, le livre ne mérite pas tout à fait l'étiquette d'alternate history que lui attribue son auteur (la divergence reste dans le passé, comme le livre d'Aristote perdu, retrouvé et re-perdu dans le Nom de la rose). L'explication que donne McIntyre à cet effacement historique est d'ailleurs en elle-même intéressante ; postuler une Histoire cachée est amusant, ou un peu parano, expliquer ce qui peut cacher l'Histoire amène la controverse sur le plan de la rationalité.

Cette Histoire cachée renvoie à une autre histoire cachée, qui intéresse sûrement beaucoup plus McIntyre : celle des femmes, et de leurs réalisations occultées.(3) De ce point de vue, le parallèle esquissé entre Marie-Josèphe et la femme marine, né de la sororité de deux captives à la cour, prend beaucoup plus de consistance et donne au livre une autre dimension que celle d'un roman historique pimenté de fantastique (ce qu'il aurait pu paraître à une lecture rapide). Mais que cela ne vous empêche pas de le lire ainsi pour le plaisir : il fonctionne fort bien à tous les niveaux.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 33, août 1999


  1. McIntyre signale, dans une postface brève mais fascinante, le cas d'une espèce qui vivait dans la Mer de Bering, et fut découverte et exterminée en moins de trente ans au cours du xviiie siècle.
  2. Dans l'anthologie Univers 1982.
  3. Elle cite dans sa postface Élisabeth-Claude Jacquet de La Guerre, un compositeur semble-t-il important à son époque, le Versailles de Louis XIV, mais presque totalement oubliée.

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