KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Robert Silverberg : les Royaumes du Mur

(Kingdoms of the Wall, 1992)

roman de Science-Fiction

chronique par Sébastien Cixous, 1999

par ailleurs :

Les hautes montagnes, points de jonction du ciel et de la terre, ont été considérées dans la quasi-totalité des traditions comme le séjour des dieux. À titre d'exemple, on peut citer l'Olympe, le Kailâsa, demeure indienne de Siva, ou le Sinaï, au sommet duquel l'Éternel remit les Tables de la Loi à Moïse. Par suite, leur ascension, assimilée à une élévation spirituelle, nécessite souvent la démonstration préalable de vertus exceptionnelles et l'observation de rites propitiatoires ou purificatoires. Et comme les forces obscures ne sauraient tolérer l'accession d'un humain aux vérités supérieures, les flancs des montagnes sacrées sont généralement peuplés de démons ou de créatures maléfiques qui s'opposent, aussi bien par la tentation que par la violence et les sortilèges, à la progression des pèlerins.

C'est ce motif universel que Robert Silverberg transpose ici, sur les déclivités d'un incommensurable massif extraterrestre nommé Kosa Saag. Chaque année, Jespodar, un village blotti au pied du Mur, envoie quarante Pèlerins vers le Sommet où, jadis, le Premier Grimpeur rencontra les Dieux. Mais depuis lors, on ne sait si quelque élu a réédité cet exploit, car les rares rescapés de l'ascension, surnommés “Revenants”, s'enferment dans le mutisme le plus complet, lorsque la folie ne trouble pas la cohérence de leurs propos.

Les Royaumes du Mur est « le livre de Poilar Bancroche », un individu affligé d'une jambe arquée « qui a atteint le toit du Monde, au faîte du Mur, qui a vu les dieux étranges et déconcertants qui y ont établi leur demeure, qui les a affrontés et s'en est revenu, riche du savoir des mystères de la vie et de la mort ». Tels sont les premiers mots du récit de Poilar, dont l'issue certaine, loin de nuire au suspense, aiguillonne la curiosité du lecteur.

À l'occasion d'un rêve prémonitoire, le narrateur de cette histoire découvre sa vocation de grimpeur. Il subit les épreuves de sélection, endure un entraînement drastique de plusieurs années et finit par prendre la tête d'un groupe de Pèlerins. Leur nombre, fixé à quarante, n'étonnera guère les adeptes de l'interprétation symbolique, puisque ce nombre est régulièrement associé, dans de nombreuses traditions, aux notions d'épreuve et au châtiment.(1) Il permet en outre à l'auteur de disposer de personnages en quantité suffisante, pour exposer sous les rayons d'une impitoyable nitescence les multiples périls du Mur : obstacles naturels, intempéries, monstres, mutants… Chemin faisant, Silverberg nous offre quelques variations sur des mythes classiques (les vampires, les sirènes, la fontaine de jouvence) dont il rationalise plus ou moins les bases.

Alors que la montagne est souvent rattachée à l'idée d'immutabilité, le Kosa Saag apparaît comme un sanctuaire du chaos, où toutes les métamorphoses, même les plus insensées, deviennent concevables. Si cette instabilité revêt a priori une valeur négative, elle constitue également une inépuisable source de savoir pour les grimpeurs en quête de connaissance : « J'avais le sentiment que chacun des nombreux Royaumes du Mur symbolisait une leçon pour les Pèlerins qui le traversent. Il en allait assurément ainsi pour ceux [les royaumes] du Kavnalla, du Sembitol et du Kvuz, mais, à l'approche du Sommet, les Royaumes sont en si grand nombre que l'on pourrait consacrer la durée de dix vies à chercher quelles leçons ils représentent, sans avoir compris plus d'une petite partie de l'ensemble. » (p. 327 de l'édition de poche).

On peut certes lire ce roman pour ses péripéties épiques, son envoûtant halo de magie, mais son empreinte la plus durable, si l'on excepte la leçon tirée du périple, concerne ses protagonistes, dont on découvre peu à peu l'essence extraterrestre. Silverberg leur insuffle vie avec nuance, sensibilité et leur confère une crédibilité trop souvent absente des œuvres de ses confrères.

Les Royaumes du Mur délivre aussi une morale essentielle et marquante, bien plus corrosive que les élucubrations science-fictives qu'une bande d'écrivaillons francophones venus du roman noir nous assène sous prétexte de provocation. Ce roman, que l'on ne manquera pas de lire parallèlement à la nouvelle "Longue nuit de veille au temple",(2) substitue, dans une situation similaire au "Voici l'homme" de Michael Moorcock,(3) le déicide au sacrifice, sans céder à la facilité du désespoir.

À l'instar de Freud, Silverberg assimile l'autodestruction sur l'autel divin à une régression éthique et exécute avec les Royaumes du Mur l'éblouissant récit d'une émancipation, un éloge optimiste et percutant de l'athéisme.

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 31-32, mai 1999


  1. Par exemple, selon la tradition biblique, Noé navigua quarante jours après le Déluge avant de retrouver la terre ferme (Genèse VIII, 6) ; le Seigneur en colère contre Israël condamna ses enfants à errer dans le désert pendant quarante ans jusqu'à la disparition de toute la génération sacrilège (Nombres, XXXII, 13) ; Jésus jeûna pendant quarante jours et quarante nuits dans le désert avant de recevoir la visite du tentateur (Matthieu, IV, 2) ; etc.
  2. "A Long night's vigil at the temple" (1992), en français dans les Éléphants d'Hannibal (1996), recueil de Robert Silverberg sans équivalent aux États-Unis.
  3. "Behold the man" (1966), en français dans l'anthologie Histoires divines (1983) ou le Livre d'or le Cavalier Chaos (1981 & 1989).

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