KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Valerio Evangelisti : le Mystère de l'inquisiteur Eymerich

(il Mistero dell'inquisitore Eymerich, 1996)

roman de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Éric Vial, 1999

par ailleurs :

Ceux qui ont lu les deux premiers volumes des aventures de Nicolas Eymerich, dans la traduction de Serge Quadruppani chez Rivages, retrouveront dans ce quatrième roman un certain nombre de choses déjà familières.

Et d'abord l'inquisiteur lui-même, toujours aussi sympathique et guilleret — on l'imaginerait volontiers interprété par feu Von Stroheim, à l'époque où la publicité donnait celui-ci pour “l'homme que vous aimerez haïr”, à moins que l'on se dise que Stroheim, même s'il était encore de ce monde, serait sans doute trop chaleureux pour le rôle. Il n'empêche que Nicolas Eymerich est un héros récurrent de feuilleton dont on sait qu'il va triompher, parce que c'est indispensable pour l'épisode suivant, mais aussi parce que quoi qu'on pense de lui, il est héros de plein exercice, au même titre que s'il était avenant. De fait, l'on admettrait difficilement son échec, tant il fascine autant qu'il effraie — et même pas parce que c'est un de ces “super-méchants” autour duquel on peut créer une mythologie : l'auteur parle d'un « idéaliste déplaisant »,(1) et lui confère une dureté absolue mais un respect non moins absolu des lois de l'Église, jusqu'à lui faire libérer qui il brûlerait volontiers, sauf à le prévenir qu'il le considérerait de nouveau comme tout à fait combustible si icelles lois se durcissaient et allaient enfin dans son sens. Et d'une certaine façon les événements lui donnent raison, quand les mesures drastiques prises se révèlent bénéfiques, ou plutôt quand elles sont enfreintes par des gens qui les ignorent, et qu'une catastrophe survient.

Les mêmes lecteurs retrouveront le système de narration en alternance, ficelle classique, adoptée par l'auteur dès son premier roman publié, et qui permet des suspenses faciles, comme lorsque l'inquisiteur est mis en présence d'un enfant, fils de roi, et qui vient de mettre fort sérieusement en doute la fausse identité sous laquelle il se camoufle : deux chapitres, une petite vingtaine de pages parlant d'autre chose, s'intercalent alors, et on a ainsi un compromis entre les plaisirs de l'attente fondateurs du feuilleton traditionnel, paraît-il condamné mais dont la nostalgie demeure, et l'envie de savoir tout de suite, qui a donné l'histoire complète et la série télévisée. À noter que, dans ce roman, ce ne sont pas deux lignes narratives qui finissent par converger, comme elles le font, même si ce n'est que de façon fugace, dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, ni, comme dans les Chaînes d'Eymerich, une ligne principale, celle du personnage éponyme qui occupe normalement le devant de la scène, et des récits épars, convergents de fait, se complétant, peignant une réalité en résonance avec celle vécue par l'inquisiteur, et situés quelques siècles plus tard, pour permettre à l'auteur de « décrire des aspects du présent qui suscitent chez (lui) l'épouvante ».(2) Ici, ce sont quatre lignes qui s'entrecroisent et entrent en résonance.

Dans les Chaînes d'Eymerich, on circulait entre passé et présent, entre l'Allemagne nazie et l'Amérique du sud des trafics d'organes, avec un détour par un futur immédiat, balkanique et fort peu ragoûtant. Cette fois, on retrouve indirectement la première, par l'intermédiaire d'une biographie partielle d'un théoricien freudo-marxiste qui eut en France son heure de gloire posthume au début des années soixante-dix, Wilhelm Reich, et que l'on voit exclu de la Société de psychanalyse par quelques serpillières soucieuses de complaire aux nazis, et s'y ajoutent les États-Unis du maccarthysme, à travers la suite de la biographie du même.

On retrouve le même Wilhelm Reich au long d'une autre ligne narrative, qui finit par se fondre dans la première, où il dialogue avec Eymerich dans un lieu mouvant, un cauchemar changeant, une sorte de cauchemar cousin des éternités subjectives de la chronolyse jeuryenne — en notablement moins ensoleillé, et avec quelques contacts involontaires avec la psychosphère rolandcwagnerienne. Les deux personnages y sont juge et médecin l'un de l'autre, ce qui n'est peut-être qu'une seule et même chose, et se décortiquent mutuellement, ce qui permet la mise en évidence des dysfonctionnements de l'un et de l'autre, une critique (fort modérée) du fonctionnement réel de Reich, sur une base tout à fait psychanalytique, et un approfondissement (pour le lecteur) du personnage d'Eymerich, qui renvoie aux lectures de l'auteur, et à un tableau de la personnalité schizoïde, dans laquelle il semble s'être partiellement reconnu et qu'il a utilisée pour donner une “âme” à son inquisiteur. Cette ligne narrative finit par converger avec la précédente, et renvoie à une vision cosmique globale, vision essentiellement archaïque pleine de forces et de fluides, d'âmes et d'éther, voire de phlogistique, qui ne manque par ailleurs ni de souffle ni de grandeur, et que l'on retrouve par exemple, sous d'autres oripeaux, dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, avec les “psytrons”.

La troisième ligne narrative renvoie, elle, à une histoire politique du futur, en train de se mettre en place petit à petit. On entrevoit même, fugacement, vers la fin du deuxième tiers du livre, la RACHE et la guerre balkanique présentes dans les Chaînes d'Eymerich, et en filigrane, si l'on en croit la lecture qu'en fait Roland C. Wagner, dans Nicolas Eymerich, inquisiteur.

On retrouve surtout l'Amérique désarticulée, minée par une maladie, l'anémie falciforme, sur laquelle se concentrent les phantasmes puritains et raciaux, dont une partie sert de cadre à la nouvelle "Metalica".(3) On retrouve d'ailleurs dans chacun des deux textes Brett Robinson, soudard sans doute passablement obtus, mais représentant d'une certaine façon la vie, ou une forme d'humanité, face aux idéologues et aux cléricaux de son camp. Et à côté de la fédération sudiste, fondamentaliste, esclavagiste, dont on perçoit ainsi, plus nettement que dans la nouvelle, les possibles contradictions, on en découvre deux autres. Fort différentes mais pas plus sympathiques. Leur équivalence de fond est soulignée par l'identité des itinéraires de trois adolescents, chacun en crise dans chacun des systèmes “éducatifs”. Le premier de ceux-ci est pseudo-zen, avec école d'entreprise, exercices de self control, arts martiaux largement folkloriques, politesse forcée et impassibilité, mais aussi mises au pilori avec obligation pour les autres de cracher sur les punis. Le deuxième est “libéral-chic”, et une future classe dirigeante y est formée entre costumes de luxe, désinfection obsessionnelle, nourriture sans goût pour plus de sécurité, leçons de gestion macroéconomique monétariste où on est puni si l'on ose une référence à l'économie réelle, et si l'on préfère un peu d'inflation à beaucoup de chômage. Dans les deux cas, comme dans le troisième, celui de la fédération “sudiste”, l'amour est soigneusement banni — remplacé dans le dernier cas par une sexualité exempte de tous sentiments. Les trois sympathiques sociétés se rattachent à ce qui précède en ce que semble exister un mouvement libertaire inspiré des idées de Reich, et la suite des aventures des trois adolescents les amène in fine à rencontrer les mêmes phénomènes qu'Eymerich.

Celui-ci, cependant et comme de juste, occupe le devant de la scène, et la majorité — au moins relative — des chapitres lui est consacrée. C'est la ligne narrative principale. Qui à vrai dire ne relève pas particulièrement de la Science-Fiction, mais circule plutôt entre roman historique et fantastique, voire épouvante. Comme dans les romans précédents, du reste. Le roi d'Aragon part à la conquête, ou à la reconquête, de la Sardaigne, et met le siège devant la cité du Grand Juge,(4) le souverain local, entre trahisons, agents doubles, et manœuvres variées, dont l'inquisiteur a plus que sa part, manipulateur patenté se retournant éventuellement contre qui croit le manipuler, maître ès interrogatoires truqués, fort de l'absolution qui, dans l'exercice de ses fonctions, lui permet tous les mensonges et tous les parjures, pour la plus grande gloire de Dieu bien entendu. Déguisement, mensonges et éventuellement combustions ont pour cadre une île infestée de maladies, de vermines, de parasites, qui grouillent dans les eaux, sur les plantes, ou dans les crachats contaminants d'un autochtone fait prisonnier. On est dans le malsain. On s'approche un peu du fantastique quand il est question de cérémonies païennes, manifestement efficaces contre les contaminations. Et l'idée, trouvée un peu avant le premier tiers du livre, selon laquelle ce sont des rites orgiaques qui assurent cette efficacité, si elle ne saurait plaire à Eymerich, ennemi de tout ce qui a trait au corps, renvoie d'assez près aux idées de Reich. Quelques forces naturelles ou surnaturelles, et un grouillement cohérent de parasites concentrés ancrent dans le fantastique et feraient même glisser aux confins de l'horreur. On rejoint d'ailleurs le cauchemar dans lequel se rencontrent le psychanalyste et l'inquisiteur. Ça grouille, ça suinte, ça vit mais ça dégouline — c'est ce qu'Eymerich peut le moins facilement supporter, lui qui ne tolère aucun contact physique. Par ailleurs, cela renvoie sans doute aux angoisses de l'auteur et de nombre de lecteurs, mais comme dirait quelqu'un d'autre, ceci est une autre histoire.

L'assez vain exercice qui consiste à raconter sans raconter ne peut, dans le cas d'un roman d'Evangelisti, qu'être assez long. Parce qu'il se place résolument sous le signe du mélange : Roman historique, Fantastique, Science-Fiction politique, métaphysique-fiction phantasmant les bases mêmes du fonctionnement de l'univers, tout cela ne fait pas que se superposer. Cela s'imbrique, pour le plaisir du lecteur, et cela se contamine. Au point qu'ici, on explique sans sourciller qu'Hildegarde de Bingen et Reich disent la même chose et que, tout comme dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, on présente des théories controuvées, on les donne pour exactes, on les appuie les une par les autres, on en tire des conséquences en apparence impeccablement logiques. D'une certaine façon, Louis Pauwels et Jacques Bergier avaient fait cela en leur temps. Ça s'appelait le Matin des magiciens, puis Planète. Mais cela ne se donnait pas pour romanesque. Les fantaisies hétéroclites et les délires pseudo-scientifiques n'ont heureusement pas ici le même statut. On peut les consommer sans arrière-pensée, la Science-Fiction ayant toujours eu le bon goût de se distinguer de l'escroquerie pure et simple. Reste à souhaiter que la vertu paie, et qu'Evangelisti, qui semble avoir tout pour jouer les gourous et s'en abstient, verra ses droits d'auteur récompenser cette abnégation.(5)


  1. Dans "la Véritable histoire d'Eymerich, mon inquisiteur de fiction" par Valerio Evangelisti, document distribué par le service de presse des éditions Rivages.
  2. Ibid.
  3. Dans le recueil Métal hurlant.
  4. Le “Judice d'Arborea”, qui s'était révolté en 1350 contre la tutelle aragonaise. Pere III El Cerimoniós (selon la numérotation des comtes de Barcelone), c'est-à-dire Pierre IV d'Aragon, vint mettre le siège devant L'Alghero en 1354, et ayant pris la cité en fit remplacer la population par ses troupes. Jusqu'à ce jour, on parle à L'Alguer (pour lui donner le nom que lui donnent ses habitants) un dialecte du catalan. Anecdote piquante : Evangelisti a été reçu en grande pompe dans la ville, ce qui l'a bien surpris vu le portrait qu'il en avait fait dans le roman — en gros, celui d'un Arkham médiéval… —NdlR.
  5. On notera déjà, dans cette direction, que ce roman a été publié en feuilleton dans un quotidien italien majeur (la Repubblica), ce qui fournit au moins à l'auteur une belle publicité. —NdlR.

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