KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Peter F. Hamilton : Émergence (Rupture dans le réel – 1)

Peter F. Hamilton : Expansion (Rupture dans le réel – 2)

(Night's dawn – 1: the Reality dysfunction: Emergence & Expansion, 1996)

roman de Science-Fiction en deux parties

chronique par Pascal J. Thomas, 1999

par ailleurs :

Le roman de Peter F. Hamilton commence en cinq lieux distincts, avec plus encore de protagonistes — et les personnages qui donneront leur point de vue, ne serait-ce que pour quelques paragraphes, se multiplient au cours des chapitres (même si nombre d'entre eux connaissent rapidement un sort funeste). Et certains d'entre eux sont visiblement tenus en réserve pour les volumes suivants,(1) comme Alkad Mzu, réfugiée d'une planète entièrement stérilisée au cours d'un conflit — et que tous les services secrets de l'espace humain surveillent, parce qu'elle détient le secret d'une arme plus terrible encore.

Les deux personnages les plus marquants du début du livre sont, chacun à leur manière, des délinquants : Quinn Dexter, gosse des ghettos qui s'est réalisé dans la délinquance et la dévotion fanatique à une secte sataniste, et se retrouve à l'ouverture des opérations déporté sur Lalonde, une planète qui n'en est qu'au stade 1 de la colonisation — autant dire que même ses colons volontaires suent le sang pour s'installer ; et Joshua Calvert, explorateur archéologique indépendant — à la recherche d'artefacts de l'espèce définitivement disparue qui occupait les habitats dont les débris forment désormais l'Anneau des Ruines.

Ça vous paraît compliqué ? Je n'ai pas encore parlé de Syrinx, pilote de “faucon du vide”, un vaisseau spatial organique qui doit établir un lien télépathique et affectif avec son équipage, invariablement recruté parmi la branche de l'Humanité baptisée Édéniste, celle qui emploie intensivement la forme de communication mentale que Hamilton baptise “affinité” et les biotechnologies — le reste de l'Humanité rentre sous la rubrique “Adamiste”. Mais il y a des interférences. Je n'ai pas parlé non plus de Norfolk, la planète rétrograde qui produit les Norfolk Tears, une liqueur de suc de fleurs pour lequel la galaxie entière est prête à affréter des vaisseaux spatiaux ; de la société émergente des colons de Lalonde ; des vaisseaux pirates, et des braves marins de l'Amirauté qui les combattent, et parfois doivent les infiltrer ; de Tranquillity, l'habitat spatial dont vient Joshua, sa dynastie secrète, son intelligence organique ; de cet autre habitat nettement moins paradisiaque qui s'appelle Valisk, et qui semble lui aussi implanté dans le livre en attente de servir plus dans les volumes suivants…

Bref, Hamilton joue sans mégoter sur l'effet univers de la Science-Fiction. « La complexité et l'échelle du monde réel. », vante l'extrait de critique de Locus cité en couverture de l'édition US. Oui et non. C'est vrai, comme Tous à Zanzibar de John Brunner, Rupture dans le réel donne à voir son déroulement au travers des yeux d'une multitude de personnages, chacun avec ses espoirs et ses préjugés ; et ils appartiennent à des milieux et à des cultures très variés.

Pourtant c'est là que le bât blesse : les cultures décrites par Hamilton sont, à l'exception de celle des Édénistes (ou des extraterrestres amis des humains, rarement entrevus), des copies conformes de celles que nous connaissons maintenant. L'excuse donnée par le livre est celle de la création de mondes destinés à reproduire des cultures, ou plutôt des idéaux nationaux, censés plaire aux futurs colons, un peu comme dans Passerelles pour l'infini de John Barnes. Pourquoi pas ? Mais les mondes évoqués sont bien souvent réduits à des caricatures — je m'attendais à tout moment à trouver un “Italian ethnic world” consacré à la production de spaghetti. Il y a par contre une planète-fruits de mer, essentiellement aquatique, avec quelques îles flottantes… pardonnez les écœurants raccourcis gastronomiques !

Les deux seules planètes qui soient décrites en détail sont Norfolk, où s'est établie une société aristocratique dont l'idéal est de reproduire l'Angleterre du xviiie siècle — au point d'y appliquer un embargo sur la technologie propice aux goûts esthétiques des classes dirigeantes, mais certainement pas bénéficiaire aux millions de gens qu'ils conservent sous leur botte — et Lalonde, où la colonisation avance sur le dos de nouveaux arrivants condamnés à la construction de cabines en rondin et au défrichage quasiment manuel d'une jungle redoutable. Le gâchis humain qui en résulte est épouvantable. Mais aussi invraisemblable : Lalonde, nous explique-t-on, est gérée comme une entreprise ; les colons — ceux qui n'ont pas été exilés par la justice terrestre — paient leur place pour échapper à la fourmilière urbaine de leur planète d'origine, et la compagnie concessionnaire espère à long, très long terme (tellement long qu'il échappe aux modèles financiers actuels, soit dit en passant), tirer profit de l'opération. Or les conditions auxquelles sont soumis les colons, accaparés par le travail manuel et incapables d'exploiter leurs qualifications de départ, aboutissent à un gaspillage du matériel humain, le plus précieux et le plus coûteux à transporter sur les distances interstellaires. Lalonde, et sa “Lalonde Development Company”, ressemble plus pour moi à la rationalisation du désir de son auteur de créer une planète western ; et Norfolk, une planète Jane Austen, ou quelque chose de ce genre ; c'est là en tout cas que la ligne narrative y épouse les contours de la romance la plus classique (jeune fille aristocratique cherche à échapper carcan familial et mariage promis avec crétin de son milieu ; séduite et abandonné par fringant capitaine de vaisseau spatial de passage…). Bref, le calque des schémas de notre monde, et qui plus est, de ceux qui nous sont familiers, relève à mon sens de la défaillance de l'imagination.

Après ce (très bref) tour d'horizon du cadre du livre, il faudrait peut-être dire un mot de l'intrigue principale. Elle ne se met en marche que passée la moitié du premier volume, soit dit en passant. On croit d'abord à une révolte des forçats, les “transportés involontaires”, de Lalonde ; ils sont en fait “séquestrés”, privés de leur volonté par des entités étrangères. Et surtout leurs corps sont dotés de capacités extraordinaires : ils se guérissent sur le champ de la plupart des blessures, ils projettent d'impressionnantes décharges d'énergie. Quant au mot séquestration, il ne dissimule pas longtemps la réalité des choses : il s'agit de possession, et de possession par les âmes des morts, enchantées de retrouver un chemin vers le monde du vivant, qu'elles se mettent à coloniser, se répandant comme une épidémie…

À la fin du livre, on peut dire que le décor est en place pour la lutte titanesque qui s'engage. Quelques escarmouches ont eu lieu, des héros s'esquissent, d'autres menaces futures aussi. Et le volume suivant est indiqué à la convoitise du lecteur…

Où placer Peter Hamilton ? Fait-il seulement de la SF, avec ses histoires de revenants et de possession ? En un sens, non ; pas si on exclut du champ de la conjecture rationnelle l'intégration au monde sensible d'une ancienne croyance. Mais James Blish a déjà joué ce jeu brillamment (Pâques noires), et quelques autres encore. Sans parler de la mixture d'horreur (pour les enjeux) et de SF (pour le décor) que nous a donnée Dan Simmons dans Hyperion. Hamilton, s'il n'a pas le talent littéraire de Simmons, donne un traitement nettement plus SF (accent mis sur le décor, et l'évolution militaro-historique) de son histoire.

Peter se faufile donc quelque part parmi les suiveurs d'Edmond, pour l'étendue galactique de l'action et le conservatisme social. L'édition américaine nous arrive parée d'une louange de Gregory Benford, mais hélas, Hamilton, s'il produit une SF plus “astronomiquement correcte”, plus riche en décors cosmiques, que celle d'Orson Scott Card, ne va jamais jusqu'à prendre l'aventure scientifique pour propos, et dessine sur sa fresque galactique des intrigues souvent convenues (comme évoqué plus haut). Hamilton me rappelle surtout Card (encore lui) ou Jerry Pournelle, pour le point de vue très réactionnaire qui imprègne le livre tout entier. Si Joshua Calvert est une crapule qui viole les règlements et joue à cache-cache avec la Flotte de la Fédération, il est sympathique parce que c'est un entrepreneur indépendant. Rêve capitaliste. À l'inverse, Quinn Dexter, délinquant minable, est un personnage totalement répugnant au plan moral. Sans avoir la moindre sympathie pour les gangsters de plus ou moins grande envergure qui empoisonnent la vie des quartiers, je n'arrive pas à croire une image aussi forcée.

Et ça continue. Si Tranquillity est bien gérée, c'est qu'une branche de la dynastie des Saldana de Kulu a établi l'habitat et continue de le régenter en sous-main. Si Norfolk est une planète aux paysages idylliques, c'est qu'une aristocratie parfois dépravée mais globalement bienveillante préside à sa destinée… J'ai du mal, parfois, à me rendre compte à quel point Hamilton est sérieux ou ironique dans ses créations. Il est certainement aux antipodes idéologiques, et moins brillant dans l'invention de sociétés, qu'un autre auteur britannique auquel son foisonnement romanesque peut faire penser, Iain M. Banks.

Un trait marquant du livre est sa référence fréquente à la religion. Les Églises chrétiennes se sont réunifiées, et, sur Lalonde par exemple, chrétienté et rectitude morale sont souvent liées. À l'inverse, l'abominable Quinn Dexter est un sataniste dévot. J'ai cru que Hamilton se fichait de nous quand il fait chanter “Onwards, Soldiers of the Christ” à ses braves colons de Lalonde, mais la suite des événements suggère qu'il n'en est rien. Le retour des âmes des limbes est lui-même une sorte de confirmation de la religion chrétienne. Ambiguë, dans la mesure où ces âmes n'ont rencontré dans l'au-delà aucune présence transcendante. Néanmoins, seule la foi chrétienne semble promettre un salut contre la menace.

Pour être explicite, la présence de la religion chrétienne n'en semble pas moins superficielle. Card et Wolfe produisent des textes profondément marqués par leur religion sans jamais la mettre en scène explicitement — mais en nous laissant des parallèles et des paraboles suffisamment parlants. À l'inverse, Hamilton parle de christianisme, met en scène peu d'ecclésiastiques (à l'exception du Père Horst), et jamais les questions profondes liées au cœur de la croyance, ou au code moral lié à la religion. Peut-être cela viendra-t-il dans des volumes ultérieurs, mais j'en doute. Il manque à ce livre la culture d'un Wolfe, ou l'intensité des conflits moraux et sentimentaux d'un Card. Reste une facilité, un foisonnement romanesque, et une intensité de l'action — Hamilton excelle dans la description des combats spatiaux — qui permettent, en dépit de l'ordinarité de l'écriture, une comparaison avec les space operas de Pierre Bordage, ou ceux de Banks quand il est en toute petite forme.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 31-32, mai 1999

Lire aussi dans KWS la chronique de la suite, Consolidation, première partie de l'Alchimiste du neutronium, par Noé Gaillard


  1. Rupture dans le réel, avec ses deux volumes totalisant plus de mille pages en édition poche, n'est que le premier tome de l'Aube de la nuit, une série de trois romans.

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