KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Richard Kadrey : Kamikaze l'amour

(Kamikaze l'amour, 1995)

roman de Science-Fiction

chronique par Dominique Warfa, 1998

par ailleurs :

« Tout au bout de la baie, côté Oakland, je distinguais à peine l'entrelacs de la mangrove devant le mur impénétrable de végétation qui marquait l'extrémité nord de la forêt tropicale. » (fin du premier chapitre). L'Amazonie est aux portes de Marin County : est-elle née de graines mutantes semées par un groupe écolo entre le Brésil et San Francisco, ou a-t-elle été plutôt “appelée” par la musique de Frida, qui se nomme également Catherine ? Mystère. Richard Kadrey a été catalogué cyberpunk, sans doute à cause de Métrophage, et il ne fait pas mystère de ses références — il est question quelque part au début du roman d'une télévision calée sur un signal vide.(1) Mais pour autant, Kamikaze l'amour (titre original en français, renvoi à l'Amour fou de Breton), avec ses vrilles de forêts pluviales faisant éclater le béton et rouiller les ponts haubanés, fera plutôt songer à l'école cataclysmique, particulièrement dans sa version britannique : J.G. Ballard explora naguère pareillement l'effacement de la civilisation par les forces naturelles. Certains, inévitablement, citeront la Forêt de cristal. Un titre à la Breton et la silhouette tutélaire de Ballard : on parlera également de surréalisme — mais si, à force d'usage intempestif, ce dernier terme s'est vidé de son sens, les visions de Richard Kadrey sont intenses et font gicler le récit d'apparences trompeuses en labyrinthes végétaux, à l'instar de ces fractales qui rythment la vision du monde de Ryder.

Si ce dernier, rock star déprimée sous lithium, constitue un personnage d'autant plus principal qu'il est le narrateur, on peut se demander si n'importe lequel des terriens qui s'agitent ici réussira à faire le poids face au décor. Que ce soit Frida/Catherine, à la recherche de la “Ligne d'esprit” de la forêt, qui enregistre toutes les manifestations sonores de celle-ci avant de les passer au sampler, ou Virilio et ses tatouages en peau de serpent, tantôt détective, tantôt truand, tantôt paumé,(2) ou Lurie, le réalisateur escroc, ou même Nikki, l'imprésario vampire de Ryder, aucun d'entre eux — même s'ils sont tous hors du commun — ne peut assumer une confrontation face au règne végétal en expansion. Alors, finalement, ce sera l'apprentissage d'une sorte de modestie et de renoncement pour les survivants, Catherine et Ryder. Les autres meurent ou disparaissent.

Kamikaze l'amour, dans sa vision d'un monde qui s'écroule, est également une fuite, une recherche et une errance. Ryder, après avoir rencontré Frida et l'avoir perdue, n'aura de cesse de suivre ses traces au long des dernières routes qui relient encore San Francisco à L.A., au flanc de cette Amazonie cauchemardesque. Le bouquin de Kadrey n'est certes qu'une errance, mais d'une part c'est le cas de nombre d'aventures au pays du road movie, et d'autre part le personnage déjanté de Ryder lui donne toute son autonomie. Ce n'est pas non plus le premier musicos allumé de la littérature — ni de la Science-Fiction, où le rock a fait son nid, remember Spinrad. Mais sa pathologie synesthésique n'est pas banale : voir les sons, entendre les lumières, goûter les odeurs… Quant à la décomposition de l'univers technologique dans la pourriture végétale, ou la recomposition de nouvelles alliances entre l'être et la nature, elles sont comme l'enjeu de l'errance. La force visuelle et sensitive du parcours de Ryder traverse tout le roman en charpentant vigoureusement les épisodes. Et seule la musique peut se révéler, peut-être, salvatrice. À la fin, Frida récupère son nom, elle redevient Catherine.

Sans doute Kadrey abuse-t-il de motifs pas toujours extrêmement originaux. Galoper — surtout lorsque l'on se nomme “Ryder” — vous révèle à vous-même. Se confronter à la forêt primordiale et au chamanisme vous révèle à vous-même. (Là, le motif est même dangereusement proche d'un foireux plan new age : les Indiens connaissent la vérité…) Les vrais fauves ne sont pas les jaguars hantant le Golden Gate Park, mais les imprésarios et les gens de télé. Le moins usé de ces motifs — et heureusement celui qui occupe la position centrale dans l'économie du texte — étant la métaphore des fractales — donc des mathématiques —(3) comme structure cachée de la réalité phénoménologique. Cette omniprésence du chaos et d'un mixte explosif d'éléments techniques dans les enroulements d'épiphytes (l'efflorescence de la jungle décrite elle-même comme fractale) est heureusement source de formes et de métamorphoses inédites. Mais il y a également la manière, celle d'un Conrad (Au cœur des ténèbres…) saisie par le speed… Il y a la richesse d'une matière romanesque et le délire de sa composition, toute en collages, en visions oniriques et en rapprochements intrépides, pareille aux perceptions de Ryder, dont les sens sont reconnectés dans le désordre à son cerveau.

Citerai-je l'unique — mais assez conséquente — incohérence : Ryder semble découvrir l'existence de la forêt après sa fuite de la maison de repos, ce qui suppose qu'elle soit apparue durant son séjour en isolement — or il est censé se suicider lors du réveillon marquant l'entrée dans le xxie siècle, et fuir Point Mariposa trois semaines plus tard ! Difficile, même dans un roman de SF, d'imaginer l'Amazonie traversant la moitié du continent américain en trois semaines… Même si par ailleurs les personnages répètent à satiété que la source réelle de la forêt demeure inconnue, le lecteur curieux reste sur sa faim. Le chaos n'excuse pas tout, comme l'électricité qui persiste à fonctionner partout…

Dominique Warfa → Keep Watching the Skies!, nº 28, mai 1998


  1. “The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel.”, premiers mots de Neuromancer (Neuromancien) de William Gibson.
  2. Qui dira encore que les intellectuels français n'ont pas la cote aux États-Unis ?
  3. Voici qui devrait plaire à notre rédac'chef…

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