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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 11 la Mère des tempêtes

Keep Watching the Skies! nº 11, avril 1995

John Barnes : la Mère des tempêtes

(Mother of storms)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Comment rentrer dans un livre aussi foisonnant ? Aussi tourbillonnant que la dynamique chaotique, aussi énorme qu'un modèle de calcul météorologique (voir ma chronique à paraître dans Cyberdreams), ce livre est un concentré de Science-Fiction. Avec son action sans relâche, ses idées plus grandes que Nature — littéralement —, et ses émotions faciles, il a les qualités et les défauts des livres bien placés dans la course aux Prix Hugo.

L'histoire en deux mots : à la suite d'une frappe nucléaire des banquises de l'Arctique, une énorme quantité de méthane est libérée dans l'atmosphère. Or le méthane est un gaz à effet de serre… à court terme, le réchauffement ne provoque pas la montée des eaux tant rabâchée par la SF. Mais l'élévation de la température de surface du Pacifique près de l'équateur entraîne la formation d'un cyclone d'une puissance inégalée, puis de toute une progéniture tempêtueuse qui manque détruire la civilisation en provoquant des raz-de-marée gigantesques. Le Japon disparaît pratiquement, la Côte Ouest des Etats-Unis est entièrement ravagée, Hawaii et Floride n'existent plus, itou la Hollande…

Dans la plus pure tradition du roman-catastrophe, nous suivons tous ces événements du point de vue d'une kyrielle de personnages (tous connectés de façon plus ou moins acrobatique). Les plus importants sont Mary Ann, star des feuilletons de réalité virtuelle sous le nom de Synthi Venture, son petit ami Jesse Callare, étudiant en ingénierie, frère de Di Callare, chef du service de météorologie américain (la coïncidence est un peu grosse, tant pis !), Louie Tynan, le dernier astronaute américain, Carla, sa presque-ex épouse, Berlina Jameson, journaliste investigatrice, John Klieg, baron d'industrie spécialisé dans les technologies nouvelles, et Harris Diem, conseiller spécial du président des Etats-Unis. Plus une myriade de personnages secondaires qui restent néanmoins présents de façon intermittente dans tout le livre, ont droit à leurs propres scènes, leur propre point de vue… et exercent parfois une influence déterminante sur le cours des choses, mais je m'épuiserais (et je vous bassinerais) à donner ne serait-ce que le squelette des rapports personnels de cette gargantuesque distribution. Les 432 pages de cette édition reliée sont de grand format, et imprimées serrées.

Cet éclatement du point de vue n'est pas seulement un héritage de la forme bien familière du roman-catastrophe, mais aussi un reflet de l'image centrale du roman… qui est, justement, la disparition du centre en général dans l'histoire des idées du vingtième siècle. Page 50, dans un de ses multiples apartés intellectuels, Barnes nous résume la perte du centre en quelques paragraphes : éliminé de la narration par Eisenstein, de la physique par Einstein (avec l'égalité de tous les repères qui est à la base de la Relativité), du domaine politico-économique par les menaces de guerre nucléaire et l'inefficacité croissante de la concentration… Tout cela pour laisser la place à un vide qui n'est pas absence, mais œil du cyclone — le livre se tient fort bien.

Les événements multiplient les exemples d'effacement du centre : le réseau informatique mondial (comme Internet en a montré la voie) se gère de façon décentralisée, par ses nodes, et par des programmes qu'on laisse courir librement dans les voies de communication ; les super-puissances ont laissé la place à des Nations Unies qui ne peuvent empêcher les USA (et d'autres) de relever la tête ; le zapping cérébral pratiqué par les “ressenteurs” de l'XV a fini de brouiller les références culturelles (je traduis par “ressenteurs” le mot “experiencers” — on ne dit plus “viewers”, “spectateurs”, et c'est de là que vient que le X qui a remplacé le T).

Seule Berlina Jameson, qui veut faire carrière de journaliste en révélant des scandales, tient à construire une vision globale et cohérente des événements. Mais Berlina, malgré le succès qu'elle finira par connaître, est un vestige du passé, dont toutes les références (comme Walter Cronkite ou les journalistes qui ont révélé le Watergate) renvoient à une époque où l'information ne s'était pas encore muée en infotainment [1]. Berlina assure donc un lien avec un notre époque, comme dans plus d'un roman de SF — tout récemment, dans Gens de la Lune, c'est aussi la corporation des journalistes qui endosse l'uniforme de la nostalgie passéiste. En 2028, époque du livre, on ne ressent plus l'XV pour s'informer, mais pour se distraire, et ce qui tient lieu de bulletins d'informations sont en fait des feuilletons orientés un peu différemment [2]. Et c'est la XV qui, en assurant une transmission ultra-rapide des émotions à l'état brut d'un bout du monde à l'autre, augmente la volatilité sociale de la race humaine au point de déclencher l'Emeute Globale, une tempête sous les crânes de quelques heures (le parallèle entre météo et pschyo est ici incontournable) qui cause des millions de morts.

Malgré son potentiel d'entraînement, la Mère des tempêtes n'est pas sans faiblesses. J'ai mentionné plus haut une coïncidence dans les relations entre personnages, il y en a d'autres. Plus profondément, quand il se rapproche de notre présent, on sent Barnes prêt à s'énerver, à dévoiler ses émotions politiques plus que ses réflexions parascientifiques. Le titre du livre, et les descriptions pour le moins sommaires du leader au nom musulman de la Sibérie indépendante, trahissent des restes de la Guerre du Golfe.

Barnes arbore une obsession terrifiée de la violence. La XV a suscité un commerce de pornographie du crime réel : on vend sous le manteau des enregistrements d'assassinats précédés de viols et de tortures, ressentis des deux points de vue du tueur de la victime, ce dernier pouvant être prélevé grâce à des extracteurs de mémoire, qui sont applicables dans les minutes suivant le décès. Barnes multiplie aussi dans le livre des exemples de violence que je trouve gratuite, excercée par revanche sur des criminels notoires. On sent aussi qu'il perd son contrôle dans cette extrapolation plutôt invraisemblable que constituent les extracteurs de mémoire : peut-on vraiment croire que la connaissance du fonctionnement du cerveau, et de son interconnexion avec un support électronique, aura progressé à ce point en moins de cinquante ans ?

L'idéologie et les réflexes de la droite conservatrice américaine rencontrent ici ceux de la SF heinleinienne : si on peut faire confiance aux progrès de la technologie, il faut se méfier comme de la peste des profondeurs de l'esprit humain, toujours disposées au pire. Le personnage haïssable de Harris Diem, est une illustration claire de ce point de vue, malgré ses déchirements personnels, malgré son rôle positif de conseiller du Président des USA, Brittany Lynn Hardshaw, qui est une brave et retorse femme.

On ne sera donc pas surpris que Barnes réserve ses lazzi au jargon des psychologues, et à tous ceux qui prêchent la compréhension œcuménique du point de vue de l'autre. Le siècle prochain a donc dans la Mère des tempêtes donné naissance au mouvement politico-social des Deepers, qui préfèrent qu'on les appelle “Values Corrected”, ou “VC” — bref, on reconnaît sous le mince déguisement l'étiquette à la mode en ce moment de “Politically Correct”, et Barnes se livre à une satire sans merci. Naomi, la première petite amie de Jesse, sert de tête de Turc, jusqu'à ce qu'elle découvre qu'il vaut mieux être bien baisée, fût-ce par un cochon politiquement incorrect — la charge n'est pas subtile.

Il ne faudrait pourtant pas voir dans Barnes un apologiste du capitalisme débridé. Au contraire, il sait éclairer des défauts très contemporains de notre système économique : l'histoire de l'île de Yap, où l'argent prenait la forme d'énorme roues de pierre impossibles à déplacer (p. 69), devient une métaphore de l'économie de l'information (qui ne touche plus les objets physiques). Barnes aurait pu ajouter à ses tempêtes physiques et psychologiques les dérèglements du marché monétaire — il ne l'a peut-être pas fait pour éviter d'emprunter les sentiers battus par les cyberpunks.

Il crée, par contre, un personnage de capitaliste brigand de belle venue, John Klieg. Klieg a construit sa fortune sur l'espionnage industriel — le dépôt de brevets qui bloquent les projets que ses spécialistes ont pu déceler chez des firmes concurrentes, et qui lui ont permis de toucher des royalties sur le travail des autres, tout en restant d'un cheveau dans les limites de la légalité. Alors que Diem est presque totalement détestable, Klieg, quand on le voit avec son employée puis maîtresse Glinda Gray, est un homme très sympathique — alors même qu'il essaie, encore et toujours, de rançonner les pouvoirs publics tout en en appelant à leur protection contre ses concurrents. Toutefois, si l'individu est rachetable, le système qu'il pratique est largement condamné par le livre.

En bon auteur heinleinien, Barnes déploie tout son lyrisme quand il décrit les beautés de la science ou de la technologie. Il y a beaucoup de détails bien trouvés dans le livre, comme cet univers des “datarodents” — rats informatiques — qui vivent dans le réseau, chargés soit d'espionner, soit d'améliorer les programmes et de s'améliorer eux-mêmes… Magnifiques scènes aussi que celles qui retracent le voyage vers les limites du système solaire de Louie Tynan, au sein d'un “vaisseau” qu'il faudrait plutôt qualifier de nuée mécanique, constituée d'une armada d'unités indépendantes en mouvement les unes par rapport aux autres, unies éventuellement par des forces magnétiques, et propulsées par le moment cinétique qui leur est retransmis par une série de robots que catapulte une base lunaire dans l'axe de l'entonnoir que forme le cœur du vaisseau. Leur moment cinétique accélère l'ensemble, leurs composantes sont réutilisées par d'autres robots qui viennent s'agglutiner au complexe robotique où réside désormais une bonne partie de la personnalité de Louie : c'est superbe, on quite Heinlein pour basculer dans Clarke.

Barnes, qui chante la beauté mathématique de l'univers page 365, sait aussi la transmettre au lecteur, que ce soit quand il raconte la naissance d'un ouragan (pages 111-112), ou quand il explique la possibilité pour une machine d'éprouver des sentiments par le phénomène d'hystérisis [3] (désigne un retard de la magnétisation par rapport à l'augmentation du champ magnétique). Louie, en devenant — essentiellement — une machine finit par devenir quelque chose comme un dieu sans cesser pourtant d'être humain. Pourtant Barnes ne va pas jusqu'à placer dans les machines une confiance refusée au genre humain : en deux pages (84-85) il brosse la fresque de l'ascension et de la chute d'une société de robots lunaires auto-reproduisants (et archi-simples). On peut y voir une satire de la bêtise humaine, ou des modèles politico-économiques qui ont été inventés pour expliquer leur comportement ; en tout cas, nous avons là un des grands moments de comédie du livre (qui me rappelle la nouvelle de Ben Jeapes parue dans Cyberdreams nº 1). Ces pauvres robots arrivent même à récolter une épidémie virale…

Barnes — expert en simulation informatique de la dynamique des changements sociaux, nous dit la jaquette du livre — sait vraiment parler aux scientifiques. Toutes les faiblesses de son livre ont fini, pour moi, par être balayées par le vent de l'intrigue et du suspense. KWS vous avait déjà signalé ses romans Passerelles pour l'infini et Orbital resonance : plus que jamais, Barnes est un auteur avec lequel il faut compter.

Notes

[1] Le terme n'est pas employé par Barnes, mais il existe actuellement.

[2] Nous en sommes sans doute plus près que nous ne le croyons.

[3] Ne pas confondre avec hystérie… si les deux termes viennent du même mot grec signifiant “vagin”, celui-ci a été inventé à la vue d'un diagramme évocateur par quelque physicien pervers !

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 13-14.