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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 5 Gens de la Lune

Keep Watching the Skies! nº 5, octobre 1993

John Varley : Gens de la Lune

(Steel beach)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Enfin un livre bien épais et consistant : Varley a ressurgi du trou noir de Hollywood — et il retrouve les lieux et les thèmes des œuvres qui avaient fait sa réputation, à la fin des années 70. Brièvement : dans le roman le Canal Ophite, et surtout dans une série de nouvelles rassemblées en bonne partie dans le recueil the Persistence of vision (Persistance de la vision + Dans le palais des rois martiens), Varley avait introduit les Huit Mondes, une société humaine répartie sur les planètes peu hospitalières du système solaire (Lune, Mars, satellites de Jupiter…) après avoir été évincée de sa bonne vieille Terre par des Envahisseurs extra-terrestres qui n'avaient d'égards que pour les mammifères marins.

Sur les Huit Mondes, on change de sexe au gré de la mode, on visite les milieux les plus inhospitaliers — et on peut y faire l'amour — grâce à des tenues spatiales constituées d'un champ de force, et on peut se réveiller après sa mort dans un corps cloné, aux mémoires périodiquement remises à jour. Varley avait élaboré sur ces gadgets une société hédoniste, apparemment sans problèmes existentiels, entièrement dépourvue — et pour cause — de discrimination sexuelle, et qui lui a permis une brillante série de jeux sur l'identité et la mémoire. Réconciliant Heinlein et Sturgeon, Varley avait su gagner l'assentiment unanime des amateurs de S.-F. américains.

Puis sont venus une trilogie de romans de plus en plus longs, de moins en moins percutants, quelques recueils et Millénium, une adaptation en roman-pour-film d'un ses anciens textes ("Raid aérien") : malgré des réussites isolées (comme "Frappez : Entrée "), l'étoile Varley semblait avoir implosé. Précédé par la publication en magazine d'un extrait en forme de nouvelle, Gens de la Lune produit donc l'effet d'un retour, quoique ce Varley désormais mûri, poupin, et pourvu d'une barbe de Père Noël, n'ait jamais vraiment quitté la S.-F.

Gens de la Lune se situe sur la Lune, à une époque antérieure à celle de la plupart des récits des Huit Mondes, une époque où l'on change déjà de sexe, où l'on vit longtemps, mais sans disposer de clones de rechange ni d'autres choses que les classiques scaphandres pour les sorties en surface. Varley, tout fan de Heinlein qu'il soit, déclare pourtant en postface qu'il s'est affranchi des contraintes qu'aurait imposées l'établissement d'une Histoire du Futur rigoureuse, et ne prétend pas donner un prologue explicatif et cohérent à l'ensemble de sa série — un tel prologue a sans doute existé, sous la forme du premier roman partout refusé de Varley, consacré à l'invasion de la Terre ; c'est son absence qui a donné aux Huit Mondes leur cohérence d'arrière-plan et leur dynamique.

Gens de la Lune ne fournit pas de perspective historique. Son point de vue est beaucoup plus personnel, et se confond pratiquement avec celui de son protagoniste, Hildy Johnson. Hildy travaille pour le News nipple, une des feuilles de chou électroniques qui fournissent aux Luniens, heure par heure, leur ration de scandale et de potins. Et il (ou elle, selon les périodes) a le chic pour se trouver au milieu des scoops les plus sensationnels : décompression explosive d'une station de vacances sur la surface, mort d'un extrémiste écologiste dans l'incendie de la savane miniature qui lui tient lieu de chevelure, assassinat d'un musicien célèbre… L'accumulation des coups journalistiques sent un peu la coïncidence ; la narration, effectuée par Hildy, nous parle souvent de son talent de reporter, mais ne montre jamais vraiment en quoi consiste ce flair fabuleux. Plus gênant, cette abondance de péripéties masque longtemps la direction que va prendre le roman, qui semble s'abîmer dans une masse de détails amusants, mais sans signification globale.

Disons plutôt qu'il s'agit d'une visite guidée de la société Lunienne, dont nous n'avions eu que des aperçus très brefs — et datant d'une autre époque — dans les nouvelles des Huit Mondes. Varley a toujours eu beaucoup de talent pour les images fortes et les inventions surprenantes, distraction bien caractéristique de la S.-F. Il nous emmène donc à des matchs de boxe (au couteau, mais sans danger grâce à la technologie), à un feu d'artifice (qui utilise la Terre elle-même comme élément du décor céleste), et dans ces lieux fabriqués pour le tourisme que sont les Disneylands (cavités gigantesques, parfois encore en cours de construction, où sont reproduits divers environnements naturels terriens).

Hildy lui-même est un résident du Texas, où la règle du jeu est de se conformer aux apparences de la Frontière sauvage vers 1850. Décor de cinéma s'il en fut ! Qui pourtant convient bien à son naturel un peu conservateur : sans être un fanatique de naturel, une de ces personnes qui refusent tout ou partie des additions fournies par la médecine moderne au corps humain, Hildy ne voit pas d'un bon œil les dernières modes auxquelles peut succomber sa collègue novice Brenda Starr. Hildy reste aussi attaché à l'usage d'un clavier démodé intégré dans son poignet, de préférence à l'interface directe qui a la prédilection de la plupart de ses collègues.

Pourtant, malgré son succès professionnel et le plaisir que lui procure sa vie au Texas, Hildy essaie à plusieurs reprises de se suicider, ce qui le force à une interface directe avec le Central Computer, et un dialogue approfondi avec celui dont la personnalité machinique mais multiforme va faire figure de principal vis-à-vis de Hildy. Voire de Nemesis, au cours du développement d'une intrigue qui finit par s'extraire des péripéties pour mettre en jeu tout le devenir de la société lunienne — comme il se doit. On aura même droit à une révolte sur la Lune…

… ce qui ne saurait surprendre de la part d'un vieux fan de Heinlein comme Varley. Dans ce livre — est-ce parce que la figure tutélaire de la S.-F. américaine a désormais quitté ce monde ? — il s'y réfère ouvertement, décorant la surface lunaire de l'épave d'un projet de vaisseau interstellaire baptisé R. A. Heinlein, et surtout avec les Heinleiners, un mouvement politique anarchiste, coupé des largesses et de la curiosité de l'Ordinateur Central. Comme beaucoup d'auteurs de la génération des années soixante, Varley a choisi de retenir de Heinlein l'individualiste libertaire et le descripteur de l'épanouissement sexuel, plutôt que le militariste autoritaire.

Comme j'ai déjà dû l'écrire, ce n'est pas un signe de santé de la S.-F. que de se référer constamment à elle-même. Ce n'est pas, toutefois, le seul cas d'auto-référence dans Gens de la Lune ; narré à la première personne, il est bourré de réflexions et de papotage de Hildy, qui, après tout, est un potineur stipendié dans son emploi de paparazzo. Les opinions de Varley lui-même doivent affleurer à l'occasion de certaines digressions, même si elles sont aussi un bon moyen de présenter au lecteur les particularités luniennes. Et puis c'est le propos du roman de nous faire voir de l'intérieur le monde hollywoodien de la presse à scandale lunienne — institution nécessaire dans une société où la plus grande part de la population est rigoureusement inutile en tant que main-d'œuvre [1], et se réfugie, soit dans des professions artificielles et protégées par syndicats et règlements, soit dans le loisir. La religion dominante sur la Lune est celle des Flacks, qui révèrent les stars, et dont les prélats passent leur temps… à se prélasser en face d'écrans de télévision, ou plus précisément, entourés sur quatre côtés d'écrans de télévision, leur corps, réduits à leur tête, enchâssés dans des vidéo-cubes et raccordés à quelques perfusions. (On admirera la littéralisation S.-F. de l'expression talking heads).

Malgré son côté bavard, empâté, Gens de la Lune réussit à présenter suffisamment d'invention et de surprises dramatiques pour maintenir l'intérêt du lecteur — même si on peut se fatiguer aux alentour de la page 150… La question que se poseront tous les vieux amateurs de Varley — et il en reste beaucoup — sera quelque peu différente : est-il aussi bon qu'avant ? Comment a-t-il changé ? En un mot, quel a été l'effet du temps sur Varley ?

L'effet de l'époque est sensible : une ambiance plus superficielle, et un détail aussi précisément daté que l'irruption de la mort subite du nourrisson. Que Hildy éprouve un dégoût de soi-même assez grand pour tenter plusieurs fois de mettre fin à ses jours, que l'augmentation du taux de suicide devienne une des préoccupations de l'ordinateur central, tout cela fait intervenir une gravité, une ambiance tragique qui ne se manifestait pas dans les Huit Mondes que nous connaissions, où la vie pouvait être dure pour un clone périmé ou la mémoire en découvert bancaire, mais où le principe de plaisir n'était jamais vraiment remis en cause. Quand les années passent, on le sent dans sa chair, et Varley y a peut-être gagné un intérêt nouveau pour les questions médicales ; il nous apprend que les citoyens luniens n'atteignent leur remarquable longévité que grâce à une armée de nano-robots qui œuvrent inlassablement à écarter d'eux la menace du cancer. Le cyberpunk est aussi passé par là : sur ce point précis, on pense à Bruce Sterling, plus qu'aux éventuels avatars thérapeutiques de l'auteur.

Le ton de Varley a lui aussi changé ; la voix de l'auteur, audible à travers les monologues de son protagoniste, trahit comme un vieillissement moral : Hildy adore jouer le rôle du vieil emmerdeur qui regarde de haut sa jeune collègue, et d'un œil torve les dernières modes. Le tout se joignant à un goût pour un retour à des sources encore plus lointaines.

Pour quelqu'un qui écrit sur le futur, Varley se réfère beaucoup à notre passé. Il y a bien entendu le Disneyland du Texas, et ses règlements tatillons contre les anachronismes — qui tolèrent pourtant nombre d'exceptions inévitables. Mais il y a aussi les insignes de la profession journalistique : le chapeau mou de Hildy, et les cigares de son rédacteur en chef, Walter. Bref, une image du journalisme qui nous fait remonter aux années 30 : tout simplement parce que, comme son Texas, le journal de Hildy n'est qu'un décor de cinéma, un de ces journaux qui fournirent le cadre de films américains comme Citizen Kane ou Front page. Varley ne s'en cache pas vraiment : il a titré "Her girl friday" un des chapitres de son livre, ainsi que la nouvelle qui en a été tirée pour pré-publication, et Hildy reconnaît très tôt avoir chipé son nom à un célèbre journaliste fictif. Or His girl friday est un film de Howard Hawks datant de 1940, remake de la version de 1931 de Front page, dans lequel Hildegard Johnson, journaliste de talent d'un quotidien à sensation, essaie vainement de quitter une profession qui la dégoûte de plus en plus, surtout quand elle doit l'exercer sous les ordres cyniques de Walter, rédacteur en chef, mais surtout son ex-mari. Le Walter de 1940, joué par Cary Grant, ne ressemble pas vraiment à l'image de grincheux bedonnant que l'on se fait du rédac'chef du News nipple ; mais les accessoires du livre (chapeaux, machines à écrire) pourraient sortir du même magasin. Varley s'est donc payé le luxe d'une nouvelle citation, d'une nouvelle distanciation à l'intérieur de son livre, qui s'ajoute aux monologues, aux clins d'œil à Heinlein, à Elvis et Lennon, et… à ses propres Huit Mondes ! Cette manie du collage, paradoxalement, fait du livre de Varley une œuvre sinon moderne, du moins post-moderne, pour employer un mot galvaudé. Ou disons, à la mode : en cette fin de siècle, il n'y a que la photocopieuse qui marche [2].

Plus amusant et significatif, Front page a connu un ultime remake sous ce titre, dans les années 50, dirigé par Billy Wilder ; dans cette troisième mouture, le journaliste qui souhaitait abandonner sa méprisable carrière était devenu un homme… comme Hildy Johnson au début de Gens de la Lune. Varley a ainsi déniché dans l'histoire d'un film de Hollywood la situation typique de son univers des Huit Mondes : un personnage qui change de sexe ! Bien entendu, cela forçait la troisième version du film à abandonner tout l'aspect “relation hommes-femmes” qui était présent, au niveau comique, dans His girl friday. Si Hildegard voulait abandonner la carrière de journaliste, c'était pour abandonner toute carrière, et fonder un foyer, avec un fiancé d'une bêtise et d'une mollesse tout particulièrement réjouissantes quand on les compare au cynisme de Walter — His girl Friday est un film dans lequel on ne s'ennuie pas beaucoup. Et Hildegard de s'étendre longuement sur le fait qu'elle veut être une femme, une vraie (ce qui dans le langage de l'époque doit signifier machine à bébés)… pour finalement renoncer à tous ces projets et se faire reprendre par le virus du journalisme ; le film était plus subversif qu'il n'en avait l'air. Et Varley n'a rien perdu de son féminisme en se mettant à jour.

Notes

[1] On croirait lire les articles d'Alain Lebaube sur le chômage dans le Monde

[2] Voir mon article "Notre époque est celle du collage" dans Yellow submarine nº 98.

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 10 & dans KWS 33.