Carnet d'Ellen Herzfeld, catégorie Lectures

Charles Yu : How to live safely in a science fictional universe

roman de Science-Fiction, 2010

traduction française en 2016 : Guide de survie pour le voyageur du temps amateur

Ellen Herzfeld, billet du 3 avril 2011

par ailleurs :

C'est très difficile de parler de ce livre, How to live safely in a science fictional universe, titre qu'on peut traduire littéralement par Comment vivre en sécurité dans un univers science-fictif, premier roman surprenant de Charles Yu. Mais je vais essayer quand même.

Il y a une histoire, si l'on peut dire. Le narrateur — son nom est Charles Yu — est un « technicien certifié pour véhicules chronogrammaticaux à usage personnel de class T », plus simplement un réparateur de machines à voyager dans le temps. Son travail consiste à porter secours aux clients de son employeur qui ont loué un véhicule temporel pour s'amuser et qui se sont retrouvés dans une mauvaise passe, en général parce qu'ils n'ont pas respecté les consignes et ont essayé de changer le passé. Ce qui de toute façon était vain car ce n'est pas possible.

Sur le plan personnel, il a décidé de ne plus vivre de façon chronologique — pour lui, dans un sens ou dans un autre, c'est pareil — et passe son temps enfermé dans sa machine (un modèle TM-31 de base qui a la forme d'une boîte allongée) dans une zone intermédiaire, entre les “temps”. Son problème est qu'il ne sait pas trop quoi faire de sa vie. Son seul but concret est de retrouver son père, qui a disparu, parti il ne sait ni où ni quand.

Les notions de fiction et de Science-Fiction prennent une signification toute particulière avec une interpénétration de la réalité, de l'histoire elle-même mais aussi de la narration, et par ricochet une superposition de tout ça dans la tête du lecteur. L'univers du livre est explicitement science-fictif — au sens propre — car il s'agit de l'univers mineur 31 (structure spatio-temporelle appartenant à Time Warner Time), qui a été un peu raté lors de sa construction et qui n'a jamais été terminé. Il est donc un peu bancal et ses habitants pas toujours très au point.

Une bonne partie du livre consiste en des réminiscences de scènes de l'enfance du narrateur. Enfance passée à aider son père, génie méconnu, à mettre au point, dans leur garage, une machine à voyager dans le temps. Ce père, triste et distant mais admiré, avec lequel il n'a jamais pu vraiment communiquer, le hante en permanence. Il revoit dans le plus infime détail les scènes de bonheur (rares) et de peine, et rumine les moments où il a peut-être fait le mauvais choix, pris la mauvaise décision, où il aurait peut-être pu faire en sorte que la suite des événements soit différente. On rend visite aussi à sa mère qui, elle, a décidé de passer le reste de ses jours dans une sorte de boucle temporelle où elle revit indéfiniment la même heure idéalisée (plus long c'est trop cher) de sa vie.

À la première page, le narrateur vient de se rencontrer lui-même et a tiré une balle dans le ventre de son incarnation future. C'est-à-dire qu'il s'est tué lui-même. On saura plus tard que cet acte l'a placé dans une boucle temporelle et qu'à la dernière minute, le Charles du futur (celui qui reçoit la balle) donnera au Charles du passé (celui qui tire et qu'on suit depuis le début… mais c'est évidemment le même) un livre, devinez lequel… Ce livre qu'il a écrit et qu'il devra écrire, au mot près. Bref des paradoxes à tiroir qui sont en fait l'occasion de disserter sur la vie, l'univers et le reste.

Tout le livre est une sorte de méta-fiction à propos de la Science-Fiction elle-même, avec de nombreuses références, des jeux de mots, des jeux sur la langue (bonjour pour la traduction). On y trouve du jargon pseudo-scientifique qui ne se prend pas au sérieux mais qui parfois pourtant ressemble à de la vraie hard SF, et aussi une intelligence artificielle de sexe féminin et un chien. L'IA, nommée TAMMY, est en fait le système d'exploitation de sa machine — on choisit son sexe lors de la première mise en route — mais c'est aussi quasiment la seule compagnie “humaine” du narrateur. Le chien, Ed, n'a pas d'existence réelle mais est quand même bien présent.

C'est également, et sans doute essentiellement, une réflexion psychologique et philosophique sur la vie, sur ce qu'on en fait, comment on peut la passer sans jamais vraiment exister au présent, et sur ce qu'il faudrait peut-être faire pour mieux la vivre.

C'est donc un livre étonnant, qui sort vraiment des sentiers battus — du moins des miens. Par certains côtés, il se rapproche de la littérature “ordinaire” par sa préoccupation centrée sur la très petite histoire personnelle du narrateur et par son côté métaphorique certain. Heureusement, les éléments de SF sont suffisamment indiscutables et solides pour ne pas passer du mauvais côté de la barrière. Le tout est, à mon avis, très original ; la seule comparaison qui me vienne à l'esprit sur le plan de l'impression générale c'est Kurt Vonnegut, Jr., ce qui, de ma part, est un compliment de taille.

Ellen Herzfeld → dimanche 3 avril 2011, 14:05, catégorie Lectures

Commentaires

  1. Benoît Widemanndimanche 3 avril 2011, 22:10

    En tout cas ton commentaire donne envie. :)

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