Carnet de Philippe Curval, catégorie Chroniques

Territoires sans carte

Philippe Curval, billet du 22 juillet 2013

La plupart des gens avertis admettent ce principe : la carte n'est pas le territoire. Cela évite bien des confusions dans le domaine de la pensée. Il est indispensable de séparer clairement dans l'esprit des gens ce qui est symbole de ce qui est réel.

Ce n'est pas, par exemple, parce que notre identité fait l'objet d'une carte que cette carte la représente. Ce n'est pas non plus parce que nous possédons une carte de crédit que nous avons du crédit. Ni une carte de membres parce que tout le monde n'en a pas forcément quatre. Il est possible de posséder un chien robot pourvu de cartes à puces qui ne se gratte pas. Il n'est pas interdit d'écrire des cartes postales sans les poster. On peut être au chômage tout en possédant une carte de travail. Les deux choses sont bien séparées. En fait, ces cartes évoquent le bonneteau, où le joueur, manipulé par un bonneteur, est incapable de deviner laquelle il devrait choisir.

À la limite, on peut même dire : ce n'est pas parce qu'une ville est sur la carte qu'elle existe. J'en ai vu de rasées par les bombes, d'autres d'où la population avait fui pour marasme économique. Sans habitants, une ville est privée de sa définition.

Si l'on examine en profondeur le concept de carte, le nombre d'aberrations dans ce domaine est quasiment illimité. Tout le monde sait qu'une carte de visite sert justement à ne pas visiter la personne à qui on la remet. Par exemple, lorsqu'un écrivain en glisse une dans son nouveau livre en manière de dédicace : hommage de l'auteur absent de Paris, rien n'indique qu'il se trouve ailleurs. Contrairement à la carte blanche où rien n'est écrit, mais qui autorise le possesseur à l'utiliser pour n'importe quel usage.

Quant à la carte de parti, on y souscrit lorsqu'on souhaite y rester, ce qui semble contradictoire. Une carte de transport ne signifie pas systématiquement qu'on est transporté.

Marcel Aymé, en inventant la notion de carte de temps pendant l'occupation allemande avait audacieusement anticipé. Dans son esprit, le rationnement de la durée d'existence quotidienne par un régime totalitaire pouvait s'imposer par l'attribution de tickets donnant droit à un certain nombre d'heures de vie ; de cette manière, les bouches inutiles comme les enfants, les femmes (à l'époque où elles ne votaient pas), les retraités ne grignotaient plus abusivement le temps des actifs, sauf ceux qui l'achetaient au marché noir.

Qu'en est-il à ce sujet de la carte de séjour ? Pourquoi doit-on séjourner avec une carte alors qu'on se trouve déjà sur un territoire. Dans un avenir prochain, le gouvernement français pourrait transformer la notion d'étranger, même la supprimer par une simple modification de la loi.

Jusqu'ici, il y avait cinq sortes d'étrangers, les résidents temporaires, les résidents ordinaires, les résidents privilégiés, les Algériens, jouissant d'un statut particulier puisqu'ils avaient été français mais ne l'étaient plus tout en l'étant encore un peu, les ressortissants de l'Union européenne qui entrent sans carte sur notre territoire, sans compter les étrangers qui ont obtenu leur nationalisation et qui, de ce fait, changent de carte et d'identité, plus les assignés à résidence, les condamnés qui portent un bracelet électronique dont la situation est loin d'être claire.

Quant à la carte de travail dont la durée n'est pas superposable à la carte de séjour, elle introduit des variantes complexes au sein de la jungle administrative. À cause d'un manque de juridiction limpide, l'absence aussi bien que la possession d'une carte implique une réelle insécurité. C'est pourquoi je propose que ces multiples distinctions deviennent obsolètes !

En exigeant un changement radical. Les gouvernements du monde entier n'en attribueraient plus que deux : une carte de séjour tant que vous êtes en vie. Une carte de faire-part lorsque vous ne l'êtes plus. Ainsi, comme il n'y aurait plus de sans-papiers, cela réduirait les frais de reconduite à la frontière des étrangers en situation illégale.

Grâce à la mise en place d'un système informatique international, cette décision répondrait au souhait profond de simplifier les subtiles divergences d'interprétation qui existent entre symbole et réalité. Un individu, enregistré par ordinateur, est résumé à un certain nombre de oui et de non. Ce qui constitue un énorme progrès. Car au temps de la mécanographie, nous n'étions représentés que par des cartes perforées.

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Christopher Priest : les Insulaires

(the Islanders, 2011)

roman de Science-Fiction par nouvelles

Philippe Curval, billet du 22 juillet 2013

par ailleurs :

J'ai rédigé cette mise en bouche pour vous faire entrevoir l'extrême complexité du dernier livre de Christopher Priest, les Insulaires, qui vient de paraître en "Lunes d'encre". En effet, il est inspiré par la description de territoires sans carte. Si l'on insiste, il fait suite à l'Archipel du Rêve publié au fil du temps et composé de huit nouvelles dans sa dernière édition (en "Folio SF"). Sauf que les Insulaires n'est ni un roman, ni un recueil de nouvelles, ni un essai, ni un guide de voyage.

C'est un objet littéraire d'une indicible liberté qui raconte parfois des anecdotes archipélagiques, s'interroge sur les aspects géographiques, sociologiques, politiques, animaux, magiques, artistiques des îles, ou nous livre d'intimes secrets sur certains de ses habitants à la personnalité mystérieuse.

Selon le préfacier, un certain Chaster Kammeston, il existe d'innombrables îles dans l'archipel du rêve. Mais nul ne les a toutes recensées ni cartographiées en raison d'un vortex qui crée des zones de distorsions temporelles. Chacune d'entre elles possède un nom, un surnom, ou plusieurs surnoms en patois, plusieurs monnaies, la plupart sont gouvernées par des Seigneuries, répondent à des lois particulières. Seule incitation à les visiter, un pacte de neutralité a été signé qui y maintient la paix, alors que la guerre fait rage sur les continents voisins, Nordmaieure, Sudmaieure.

Cet objet littéraire, oh ! combien déconcertant, est construit sur le non-dit, l'allusion, l'évocation, l'insinuation, le sous-entendu. Pratiquant la manipulation avec art, Christopher Priest nous introduit peu à peu dans son univers mental où tout devient imaginable sauf quand il est exclu d'y penser.

Depuis Aay, l'île des vents, jusqu'à Yannet, le Déchant, l'auteur (où les auteurs, dans le cas où il s'agirait d'un livre collectif écrit par plusieurs Christopher Priest) va nous faire partager son savoir ou plutôt son “ressenti”, en une suite de textes plus ou moins brefs, pareils à des esquisses, des dessins, des aquarelles, des puzzles graphiques grâce auxquels il s'exerce à nous restituer l'atmosphère, à nous révéler les spécialités culturelles de cinquante-sept fragments d'archipel.

Ce voyage auquel nous sommes initiés se révèle d'un subtil attrait. On ne saurait transcrire dans le détail les multiples inventions, ressorts de situations, complots sous-jacents, personnages opaques qui peuplent ces récits d'un abord austère a priori et qui s'enrichissent à mesure qu'on les découvre.

Que ce soit lorsque l'auteur disserte sur les problèmes que provoque l'érotisme latent de certains habitants, ceux que suscite l'immortalité, ou l'exploitation à outrance de l'eau minérale, qu'il décrive des insectes insensés, ou des tours occupées par des entités lovecraftiennes.

Ou bien qu'il s'intéresse aux initiatives de Yo, artiste conceptuel et installationiste qui creuse des tunnels dans le socle des îles afin d'y faire couler des courants tumultueux, qu'il évoque les œuvres d'un romancier talentueux, les toiles d'un peintre lyrique, leurs relations obscures avec le meurtre du mime Commis. Commis par qui ?

Et les amours troubles de Caurer, la célèbre réformatrice de Sombre demeure.

Nous sommes perpétuellement au cœur du travail d'un écrivain qui transcrit ses rêves, ses rêveries, ses pulsions, ses désirs, ses obsessions en matériau spéculatif destiné à des lecteurs privilégiés, capables de passer outre aux formules reconnues. Ainsi, il nous invite à le suivre dans l'intimité d'une aventure littéraire unique, élaborée à partir de ses fantasmes.

Commentaires

  1. henri du cinq neufmercredi 24 juillet 2013, 20:20

    On s'en pourlèche les babines, mais il semble que ce livre ne soit disponible que fin août…

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