Carnet de Philippe Curval, catégorie Chroniques

Paco Ahlgren : Discipline

(Discipline, 2007)

roman transgenre

Philippe Curval, billet du 2 novembre 2012

par ailleurs :
Où est qui ?

Discipline, de Paco Ahlgren, sera le dernier volume d'"Interstices" chez Calmann-Lévy, ainsi que me l'a confirmé Sébastien Guillot, son ex-directeur. Cette information n'est pas le perdreau de l'année, puisque le roman est paru en février. Mais, à cause du fait symbolique qu'annonce la disparition de cette collection transgenre et l'intérêt de cette œuvre bizarre, j'ai ressenti l'urgence d'en parler. Quitte à ce que les lecteurs de ce blog crient au “sauve-qui-peut”.

Qu'importe ! je ne l'écris pas exclusivement pour suivre à la trace les livres qui font la une de l'actualité, mais pour essayer de deviner comment la Science-Fiction évoluera ; de vérifier qu'elle joue encore un rôle dans la société maintenant que celle-ci en est saturée ; de défendre des auteurs injustement traités. Sans compter le plaisir de dissimuler de multiples intentions subversives.

Le transgenre, Francis Berthelot l'a baptisé transfiction. Ce qui n'aurait pas été une mauvaise appellation pour la SF. Le mot est issu du préfixe trans, qui se dit d'un stéréo-isomère dans lequel les atomes ou groupes d'atomes de carbone sont situés de chaque côté d'un plan de symétrie. S'appliquant au texte écrit, il pourrait vouloir signifier : littérature rendue active par l'ajout d'idées nouvelles, et destinée à spéculer symétriquement sur le passé, le présent, l'avenir de sociétés en perpétuelle évolution. Je plaisante !

Cela pour formuler une opinion personnelle : toute tentative pour évacuer la notion de genre se solde inéluctablement par un échec. Car les gardiens du temple de la littérature ordinaire (ce qui n'est pas péjoratif dans sa définition première) n'ont qu'une seule religion, la leur. Ils ont vite fait d'en exclure la moindre hérésie. "Interstices" n'y a pas échappé.

En ce sens, Discipline est un exemple remarquable de non-conformité, puisqu'il mêle, avec la fougue d'un premier roman, réalisme, psychologie, spéculation philosophique, économique, taoïsme, vertiges quantiques, Science-Fiction, Fantastique, Fantasy.

Le premier chapitre, excellent, que Paco Ahlgren a intitulé "Mauvaise perception", est un modèle de conditionnement du lecteur, qu'il place en situation de voyeur face à des événements mystérieux et sanglants qui ne se résoudront qu'une fois la dernière page tournée. À partir de ces données, l'auteur va s'efforcer, par des masques successifs, de réticences en révélations inachevées, par une suite d'épisodes, de suicides inexplicables, de justification a posteriori d'élaborer un suspense machiavélique en deux temps.

D'abord par la description minutieuse d'une chute dans le néant de son personnage principal, Douglas Cole. L'apprenti boursier, joueur d'échec impénitent, orphelin douloureux, blessé par les coups du sort, verse peu à peu dans la drogue et l'alcool, jusqu'à devenir un SDF à bout de souffle qui n'attend que la mort. Jusqu'à sa résurrection.

Jefferson Stone, un énigmatique client du Cardinal, lieu de rendez-vous des fondus d'échecs à Austin au Texas, et Jack, un ami de son père, vont payer ses anciennes dettes, l'aider à se désintoxiquer. Pourquoi ? Par des informations distillées goutte à goutte, on apprendra que Douglas est aussi le personnage d'un livre publié sous forme de fiction. Celui-ci parle de trois hommes qui consacrent leur vie entière à en tuer un quatrième. Un nommé Groeden qui voyage dans le passé et l'avenir, manipule le réel à travers les multivers, afin de devenir le dieu de l'Intégralité, où convergent tous les univers parallèles. Livre mutant qui se révèle en simultané celui qu'écrit l'auteur, qui ne semble pas, à ce stade, en connaître le dénouement. Or Douglas possède, plus que ses amis, un don ignoré acquis par la drogue, la transcendance, qui lui octroie le pouvoir d'échapper au temps. C'est pourquoi il est le seul qui puisse y mettre le mot fin en éliminant Groeden.

Ce qui nous entraîne ensuite, sans qu'on lâche ce roman parfois fatigant, vers la destruction progressive de l'équilibre planétaire à partir de la faillite des USA. Pour faire place à une incroyable utopie économique où l'on verra comment Douglas Cole, en créant une nouvelle monnaie mondiale basée sur l'or, permettra au Texas de devenir indépendant.

Résumé qui vous laisse sur votre faim. Car il n'explique en rien comment ces situations, ces événements contradictoires et concomitants se complètent pour construire un espace littéraire séduisant. À vous de découvrir comment.

Je suis tout et je ne suis rien, pense Douglas Cole au terme de son destin. Ce qui s'accorde au contenu de ce roman. Il faut l'enthousiasme, la qualité d'écriture, l'art du précis et de l'imprécision, de la mystification, du saute-fiction d'Ahlgren (que je soupçonne de faire partie de ces “anarchistes libéraux” — véritable paradoxe politique propre aux U.S.A. — qui souhaitent la fin de l'État fédéral) pour réussir pareil projet. Tantôt “récit réaliste”, tantôt “Saint François d'Assise contre le savant fou”, tantôt “gymnastique quantique d'une étonnante agilité”, Discipline s'inscrit idéalement dans la veine “transfiction”. Si vous aimez ce non-genre, n'hésitez pas à vous plonger dans ses méandres. À condition, bien sûr, d'accepter que l'auteur ne joue pas toujours franc-jeu, en dissimulant des cartes dans le creux de sa main comme au bonneteau.

Je viens d'entendre à la radio une personnalité politique dont j'ignore le nom, puisqu'à France Culture on ne répète jamais le nom d'un film, d'un livre, pas plus que celui de la femme ou de l'homme qu'on interviewe. Il s'agissait du problème que pose l'hébergement des sans-abri pendant l'hiver, et plus généralement du manque de logements à Paris. D'un ton docte et sans appel, cet expert a déclaré : « Vous comprenez, il existe un grand nombre de vastes appartements occupés par des femmes veuves, âgées et seules où l'on pourrait loger des quantités de gens. L'inconvénient majeur, c'est qu'elles ne sont pas encore mortes. ». Adolfo Bioy Casares l'avait déjà prévu en 1969 dans son superbe roman, Journal de la guerre aux cochons : le massacre des vieillards fera bientôt partie des jeux de société.

Commentaires

  1. Gilles Goulletsamedi 3 novembre 2012, 15:07

    Étonnant que Sébastien Guillot en ait parlé comme du dernier "Interstices"… Quid du roman de Jérôme Noirez, 120 journées (paru en août) ?

  2. Gérard Kleindimanche 4 novembre 2012, 12:19

    L'indépendance du Texas à la suite d'une crise économique sur fond de surendettement, c'est pratiquement Flashback de Dan Simmons.

    Quant au crétin politique que Philippe cite, il doit habiter une petite zone dans le seizième arrondissement de Paris où on rencontre quelques tels cas. Et il ignore totalement les statistiques de l'INSEE qui montrent qu'ils sont globalement très rares. Un ignare de gauche, probablement. Ils sont aujourd'hui légion.

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