Articles de Gérard Klein

le Procès en dissolution de la Science-Fiction, intenté par les agents de la culture dominante

dans le cadre du dossier la Science-Fiction par le menu de la revue Europe, 1977

article de Gérard Klein

La littérature de SF suscite de longue date, en particulier en France et aux États-Unis, de la part des représentants accrédités de la culture dominante des réactions si singulières qu'elles méritent examen. Elles se ramènent à trois types : l'ignorance, l'enfermement et le procès en dissolution, et ne me paraissent pouvoir s'expliquer que par un mécanisme sociologique fonctionnant parfois à l'insu de leurs auteurs : celui de la dénégation de la possibilité pour un autre groupe social que le groupe politique et culturel dominant — complexe et qui inclut sa propre contestation sur un certain mode — de produire et de diffuser des valeurs.

Mon hypothèse première — que la brièveté de cet article ne me permet pas d'établir ici sérieusement — est que la SF est née et s'est développée dans un groupe social relativement cohérent, étalé sur la moyenne et la petite bourgeoisie, distinct à tous points de vue de la classe dominante, en particulier dans sa relation concrète à la science et à la technique. Cette subculture a résulté de la médiation particulière, positive ou négative, de ce groupe social au progrès scientifique ou technique, et lui a donné — à défaut d'une vraie conscience sociale — une originalité et une cohérence culturelle au travers d'une relation neuve et singulière entre science et imaginaire.

Les gardiens de la culture dominante jouent dès lors leur rôle habituel qui est de ne pas tolérer l'existence, en dehors des valeurs immédiates ou inversées de la classe dominante, d'une subculture durable et dynamique, ferment de schisme. Ils veillent notamment en l'espèce, peut-être sans s'en rendre compte, à interdire l'imprégnation de l'univers culturel par la science — ou par la spéculation intellectuelle — sous toute autre forme que celle d'un jeu (gratuit), et à empêcher en particulier l'exaltation sous forme poétique de cette idée redoutable que la science et la raison recèlent un pouvoir objectif susceptible de remettre en cause la légitimité et la pratique du pouvoir de la classe dominante. Pour celle-ci, la science doit être dissociée de la culture (humaniste, littéraire), et confinée dans un domaine extra-humain, celui des choses, technique, sur lequel son pouvoir peut s'exercer sans réserve et d'autant mieux qu'il ne susciterait la passion que de spécialistes. Pour la subculture SF, la science existe terriblement, est humaine, a des effets sociaux, est un moyen de réalisation du désir.

Ce qui est socialement en cause, ce sont donc deux éléments complémentaires et indissociables : l'origine sociale de la SF et son caractère cohésif et collectif ; l'intégration à la vie rêvée, à la vie de désir, qu'elle suggère, de la science que ce soit au demeurant pour l'exalter ou pour la maudire.

On voit dès lors en quoi la SF présente les caractères d'un scandale tel qu'il faut réduire sa différence par un procès en dissolution après que l'ignorance et l'enfermement ont échoué. On notera qu'il s'agit des traitements d'ordinaire infligés aux collectivités rebelles jusque-là plus ou moins territoriales mais ici purement culturelles ; d'abord on ignore leurs traits caractéristiques ou on en donne une description caricaturale ou simplement inadéquate ; ensuite, si elles persistent, on les criminalise, on les enferme dans des camps ou des ghettos ; enfin, si on ne peut ni les négliger ni les refouler dans les ténèbres, on s'efforce de les assimiler ou mieux de les persuader de leur assimilation. Le trait est certes ici appuyé, mais le parallélisme des procédés reste frappant : il définit une marge. On notera qu'il s'applique également à la littérature des femmes.

Quoique le procès en dissolution soit de loin le plus intéressant par ses méthodes et ses possibles effets, il convient de dire quelques mots sur les phases précédentes de la “répression”.

L'ignorance se manifeste par le silence (qu'il est mal commode de prouver à l'aide de textes) ou plus subtilement au travers de discours censés porter sur la SF, mais qui ne concernent en réalité aucune œuvre précise ou de très rares exemples alludés arbitrairement comme représentatifs. Une variété qui introduit le procès en dissolution consiste à prétendre que la SF serait recevable si ses auteurs condescendaient à suivre les indications du donneur d'avis, sans aucun égard à la réalité de cette littérature ni même au fait que ces auteurs ont parfois tenté d'expérimenter dans la direction qu'il désigne, ce qu'il ignore. Le discours de l'ignorant annonce aussi périodiquement une “crise” de la SF, révèle qu'elle a atteint ses limites absolues et qu'elle est désormais frappée de stérilité ; la meilleure preuve en étant que le dénonciateur de cette crise ne voit pas ce que les auteurs pourraient encore bien inventer. Une forme singulière de l'ignorance qui prélude à l'enfermement se présente dans l'hésitation pudique, voire dans la dénégation indignée d'écrivains confirmés, comme Robert Merle, qui écrivent indubitablement de la SF mais refusent de l'admettre. Serait-ce une tare ?

L'enfermement est surtout familier aux commentateurs intellectuels et universitaires. Il vise à faire cesser l'aberration d'une littérature distincte de celle prônée par la culture dominante et qui ne se soucie guère de se plier à ses critères. Le propre de l'université étant d'être totalitaire, c'est-à-dire de ne pouvoir supporter hors de son sein un objet non de connaissance mais de discours, il faut trouver quand l'ignorance a fait long feu, une place au genre qui lui assigne une case dans une topographie de la culture, et une place telle qu'elle ne laisse subsister aucune ambiguïté sur sa nature inférieure, qu'elle n'autorise aucune contagion entre cette infra-littérature et la “vraie” littérature.

C'est pourquoi l'enfermement revient souvent à faire de la SF une catégorie soit de la littérature “populaire” — autant dire pauvre — soit de la para-littérature. Ces termes pseudo-sociologiques et pseudo-philosophiques tendent à verrouiller un écart qui se ramène en réalité à une perception, et plus souvent encore à un préjugé, de différence qualitative entre des œuvres. Mais comme il est réputé peu scientifique d'admettre des références ou des répugnances personnelles, il faut bien s'armer de concepts douteux en vue d'une prétendue objectivation qui permet surtout d'éluder le problème difficile de l'origine — sociale ou individuelle — des jugements objectifs. Le jour où la critique aura fait le pas décisif d'abandonner la manie classificatoire au profit d'une élucidation des préférences opératoires des publics et des auteurs pour un thème, genre ou mode d'expression, elle aura du même coup abandonné ces relents de scolastique et de métaphysique.

Il apparaîtra à tout observateur attentif qu'une grande partie de la SF échappe à la littérature populaire. Populaire, elle ne l'est ni par l'origine sociale de ses auteurs ni par le recrutement de ses lecteurs, qui proviennent en général de la petite ou de la moyenne bourgeoisie, ni par la simplicité évidente de ses textes et de son langage auxquels on reproche parfois leur ésotérisme, ni par l'étendue de sa diffusion qui demeure assez restreinte et qui lorsqu'elle s'élargit dans l'édition de poche touche surtout un public d'étudiants, ni même par son organisation en collections qui intéresse aujourd'hui la totalité de la littérature et qui est liée d'abord aux pratiques marchandes des libraires.

Quant à la para-littérature, je vois mal, à moins d'une définition rigoureuse et extensive de la littérature dont la formulation même impliquerait qu'il s'agit d'une activité achevée, d'un domaine forclos, comment l'on pourrait circonscrire cet à-côté. Ou bien il s'agit de textes (tracts, messages publicitaires) dont la finalité explicite est étrangère à la littérature, et il n'est nullement nécessaire de faire référence à cette dernière pour les définir, ou bien la frontière entre littérature et para-littérature est sujette à caution, fluctuante et pour tout dire affaire de conviction intime. Même le caractère alimentaire d'une œuvre — souvent aristocratiquement dénoncé — n'est nullement discriminant. Outre que nombre d'œuvres de SF ont été écrites hors de toute préoccupation pécuniaire — et pour cause —, ce critère conduirait à rejeter au moins l'œuvre de Balzac dans la para-littérature.

En fait, littérature populaire et para-littérature, ces étiquettes de confinement, sont des concepts qui peuvent présenter un intérêt si l'on prend la précaution de dire avant même de les employer ce qu'on y range, mais ce ne sont en aucune manière des catégories naturelles, s'imposant dans la réalité de l'écrit, et qui permettraient une attribution a priori de toute publication passée et à venir.

L'ignorance et l'enferment présentent toutefois, face à la SF, un vice majeur. Ils ne dissuadent ni les auteurs d'en écrire, ni les lecteurs d'en lire, et ils ne parviennent même pas, semble-t-il, à leur donner mauvaise conscience. Au contraire, la floraison des titres, l'enrichissement de la thématique, les emprunts opérés de moins en moins subrepticement par les tenants de la littérature traditionnelle et d'avant-garde, l'accroissement du nombre des amateurs, rendent franchement ridicules les proférateurs d'anathèmes. Auteurs et lecteurs se soucient comme d'une guigne d'être ignorés et négligent complètement, sauf à s'en donner eux-mêmes, les subtilités taxonomiques.

Vient alors le recours à l'arme absolue, la troisième tactique, le procès en dissolution qui s'effectue en trois temps : la sélection ou l'extraction, la séduction, la réduction au précédent. Le discours tenu est à peu près le suivant : « La SF ? Oui, c'est intéressant. Il y a même de la bonne SF. Et la bonne SF, hein, c'est de la littérature. ». Aucune différence. Alors pourquoi un tel qui a tant de talent ne laisserait-il pas tomber tout ça et n'écrirait-il pas, comme tout le monde, un vrai (ou Nouveau) roman ? On est prêt à le reconnaître !

Il est rare qu'il soit rendu compte d'un ouvrage particulièrement marquant de SF hors des revues ou des rubriques spécialisées sans que ce procès en dissolution soit intenté. Sous sa forme plus vulgaire et combien terroriste, il se traduit par une exécution sommaire du type : c'est un bon livre, donc ce n'est pas (ça ne peut pas être) de la SF. Mais la fréquence même de ce réquisitoire, l'habitude qu'on en prend, même et surtout prévenu, le caractère transitoire et souvent allusif de ses manifestations dans la presse parlée et écrite font qu'à moins d'avoir des mœurs d'archiviste, on se trouve démuni au moment d'avoir à en présenter des preuves tangibles. Heureusement, un dossier extrêmement précieux a été établi, probablement pour les besoins de cet article, par la Quinzaine littéraire qui a cru bon de consacrer un numéro (225, 16 au 31 janvier 1976) à la SF en intentant le procès en dissolution dès la page de titre, De la Science-fiction à la Fiction spéculative. L'ablation du mot science, le retournement de l'apposition, la substitution à la science de la spéculation qui a quelque chose de plus distingué et de plus vague, ne sauraient tromper. C'est « du passé à l'avenir », « de la barbarie à la civilisation » qu'il faut de toute évidence lire. Que la Quinzaine n'ait pas inventé le terme de fiction spéculative n'ôte rien à l'usage qu'elle en fait. Un point d'interrogation m'eût laissé un doute. L'affirmation m'en prive.

Je tiens à préciser que je n'ai rien contre la Quinzaine, que je pourrais aussi bien citer à comparaître l'Express, le Nouvel observateur ou un numéro de Newsweek (décembre 75) que j'ai entre les mains, et qui tiennent le même langage. C'est en tant que document idéologique que je vais exploiter le “dossier” plutôt sympathique de la Quinzaine et montrer avec quelles précautions on va aujourd'hui visiter les bons sauvages. Il faudrait tout citer. Après que l'article de tête a proposé une découverte de la SF au travers de l'œuvre de Michel Butor, ce qui est tout de même singulier, l'éditorial donne le ton : « La science-fiction, irrésistiblement, cesse d'être un genre. Si l'on persiste encore, si l'on continue encore longtemps à la publier en collections spécialisées, pour des raisons de commodité, et parce que tel est le mode de fonctionnement de l'édition française, la sélection, pour les éditeurs, s'avère de plus en plus ardue. […] Ce changement de champ scientifique [des sciences exactes aux sciences humaines] a engendré une nouvelle S.F., la “Speculative Fiction”, qui se distingue de plus en plus difficilement des formes les plus modernes de la littérature contemporaine. Au moment où les frontières entre littérature et science-fiction s'effacent, où la S.-F. s'affirme comme ferment d'une littérature future […] », etc.(1)

Sautons par-dessus Butor auquel on reviendra et tournons deux pages. Lisons Roger Dadoun : « À s'avancer dans cette voie, la science-fiction pourrait être vraiment le genre de l'Impossible si elle parvenait à l'écrire. Plutôt que de céder, comme elle le fait encore, à la prolifération quincaillière de machines, de monstres et d'univers, il lui suffirait, puisqu'elle est Littérature, de penser son domaine en termes d'écriture, de texte. Ce que suggère un écrivain comme Italo Calvino, dans ses Cosmicomiche […] », etc. Ici, l'enfermement pointe encore sous l'exhortation.

Passons à Barthes, subtil comme toujours mais point si différent : « une autre Fiction, encore inconnue, dont la science “scientifique” ne serait même plus le prétexte : la Fiction de nos désirs comblés. Quelle puissance aurait une œuvre qui écrirait, sur le modèle de la science-fiction, l'utopie générale du Désir ? qui représenterait réellement un monde où jouir serait possible et voir-mourir impossible ? où la communauté humaine aurait assez de subtilité et de puissance sur elle-même, et non plus sur la Nature (vieille lanterne) pour faire de la vie intersubjective une trame de “fêtes”, et non plus de “scènes” ? Cette Fiction-là a été écrite par bribes (Sade, Fourier) ; mais si elle est si transgressive, si brûlante, qu'elle n'a jamais pu se constituer en genre [au contraire de la S.F.], c'est-à-dire se faire reconnaître de la littérature, “interrogation radicale”, certes, mais aussi voix très sage des institutions. ».

On relèvera chez Barthes, outre la liquidation un peu rapide de la science au travers de la Nature-vieille-lanterne, le même procédé que chez Dadoun : ça n'existe pas encore mais au fond tout ça a déjà été dit dans la “vraie” littérature, par Sade, Fourier ou Calvino.

Saluons au passage le scientifique de service, Jean-Claude Pecker, qui s'établit à sa vraie place du point de vue de l'orthodoxie littéraire en écrivant comme un cochon. Il propose une curieuse équation où SF égale astrologie, superstitions, irrationalité, « sciences fictives », « néomystiques », bref « l'obscurantisme ». Mais il perçoit assez bien la menace culturelle : « J'ai peur » écrit-il, « de ce qu'annonce l'éclosion rapide de la science-fiction, pardon, la S.-F. Ce choc, cette réflexion qu'elle impose me paraissent inutiles, dangereux […] ». Voilà un clerc bien franc.

Voyons le fretin : pour Tony Cartano, la SF est dépassée et tout son article malheureusement mal informé tend à démontrer que partout, sauf en France, la barrière est définitivement tombée entre Speculative Fiction (pas d'inversion ici) et littérature moderne. Sauf en France, puisque « les auteurs français qui revendiquent l'étiquette de la fiction spéculative se retrouvent enfermés dans les réserves des collections spécialisées ». Il aurait dû lire Newsweek (op. cit.) ou encore interroger des auteurs américains. Ou même aller jusqu'à se demander qui décrétait l'enfermement des auteurs français.

Sous la plume de Christian Descamps, le procès en dissolution devient plus philosophique et c'est, via Eizykman, à l'économie libidinale de Lyotard qu'il est fait appel comme agent d'extraction, de séduction et de réduction.

Mais c'est à Michel Butor qu'il faut revenir, d'abord parce que d'une certaine manière, le dossier de la Quinzaine tourne autour de son interview ; ensuite et surtout parce que, s'il a, pour en avoir trop peu lu, commis les plus péremptoires contresens à propos de la SF, il fut dès le début des années 50 l'un des premiers romanciers expérimentaux à en percevoir intuitivement le pouvoir germinatif. Ici, à côté de fines notations comme celle relative à l'introduction par la SF du vocabulaire scientifique dans la littérature, il introduit à sa manière le procès en dissolution en trois points. 1. La barrière entre littérature et SF n'existe que par la faute des auteurs de SF : « Pendant très longtemps, il y a eu un tabou, dans les revues de S.-F., contre ce genre de livres [le Nouveau Roman]. Et les auteurs de S.-F. eux-mêmes ne se sont pas aperçus que quelqu'un comme Ollier travaillait sur leurs thèmes. C'était classé définitivement “Nouveau Roman”, donc, aucun rapport. Mais un changement se profile, actuellement, à l'intérieur de la SF elle-même […] ». (Je lui ferai remarquer gentiment qu'il a été rendu compte dans Fiction, revue spécialisée, en leur temps, de l'Emploi du temps, de la Modification, de la Maison de rendez-vous (Alain Robbe-Grillet), de la Vie sur Epsilon et d'Enigma (Claude Ollier), romans dont il a sans doute entendu parler.) 2. « Certains auteurs de S.-F. dont les thèmes ne laissent subsister aucun doute, écrivent soudain un bouquin très bon… Mais est-ce encore de la S.-F. ? » 3. « Mais les thèmes de S.-F. apparaissent souvent dans mes livres. […] il y a la Rose des vents, dont on peut imaginer que, dans quelques années, il trouvera sans problème sa place dans une collection de science-fiction, ce qui, il y a deux ans, aurait été parfaitement impensable. » Avec Butor en somme, la dialectique ordinaire du procès en dissolution se trouve retournée. La SF, dit-il en substance, c'est la littérature, puisque j'en écris.

Tous les textes cités sont si clairs qu'ils n'appellent guère de commentaires. On fera remarquer cependant qu'ils demeurent muets sur un point essentiel : pourquoi intenter un procès en dissolution à la SF ? Pourquoi à un moment donné spécifier sa différence pour aussitôt la déclarer annulée ? Pourquoi considérer l'éventuelle convergence de la SF et de la littérature générale à la fois comme un phénomène naturel, allant de soi, et comme une épiphanie appelant l'alléluia, comme un retour au bercail de la brebis égarée ?

À dire vrai, les thuriféraires spécialisés de la SF ont apporté un peu d'eau à ce moulin : d'abord en se livrant au démon de l'annexionnisme et en pêchant dans les eaux de la littérature générale les œuvres qui leur paraissaient propres à anoblir le genre qu'ils souffraient de voir ignoré ou méprisé ; ensuite certains critiques et écrivains spécialisés ont appelé assez ingénument de leurs vœux une telle dédifférenciation de la SF, espérant — ce qui est assez compréhensible — échapper au ghetto où les confinaient l'ignorance et l'enfermement, et se voir accorder, à titre individuel, une sorte de reconnaissance, de brevet officiel d'écrivain sérieux (dans le genre des normes industrielles) permettant dans le principe l'accès au public le plus vaste ou, ce qui n'est pas la même chose, au plus culturellement huppé. Ce qui est moins clair, c'est leur conscience de ce qu'ils peuvent réellement obtenir en échange du prix de ce brevet, à savoir la renonciation à l'hérésie et peut-être à leur identité.

Car ce qui est en cause, c'est bien l'origine sociale, tache indélébile, et l'identité collective de la SF. Nul doute qu'elle entretient de longue date un commerce fructueux avec les autres formes de la culture. Mais ce que les gardiens de la culture dominante ne sont nullement prêts à admettre, ce qu'ils récusent comme un scandale, c'est l'existence d'un domaine relativement autonome, d'une subculture spécifique. C'est qu'un autre groupe pense et crée, rêve, s'enthousiasme ou redoute. Pas davantage ils ne sont décidés à accueillir comme des pairs, en respectant leur différence, tels écrivains en raison de leur qualité. Tout au plus se montrent-ils décidés à concéder quelque bienveillante approbation dans le respect de leurs propres critères, lorsqu'il n'y a vraiment plus moyen d'ignorer et de reléguer. Ce qui ne laisse planer aucun doute sur la fonction supérieure, doctorale et quasiment judiciaire dont ils se sont chargés.

Si bien que ce qui est en question, en dernière instance, c'est la pluralité des cultures. L'exigence de “catholicité” propre à toute culture dominante et dont l'exercice séculier est assuré par l'université et par ses nombreux épigones, impétrants et catéchumènes, exclut, pour les raisons sociales évoquées au début de cet article, le développement de subcultures particulières. Au même titre que les littératures régionales, la SF, bien que notablement plus puissante, n'est supportable qu'en tant qu'élément du folklore. Au-delà, elle doit être réduite par l'assimilation de ses composants les plus coriaces et les plus susceptibles de la faire advenir, dans sa singularité même, à l'universel. Devant l'inquisition culturelle, les hérétiques présumés, patoisants ou science-fictionnants, doivent se présenter sinon nus du moins seuls, et faire la preuve du respect de certaines règles de bienséance qui ont pour fonction de faire entrer leurs œuvres dans un système de références, ou encore d'échanges, illimité, c'est-à-dire de leur imposer dans l'ordre de la culture ce qui est exigé des produits dans l'ordre marchand.

Le plus surprenant est peut-être que ce jacobinisme culturel soit repris en compte par des intellectuels qu'on sait peu bienveillants à l'endroit de la classe dominante et de sa culture traditionnelle, ainsi Michel Butor et de façon générale les nouveaux romanciers et les nouveaux critiques. Mais c'est négliger le fait, bien vu par Roland Barthes, que l'appartenance à une avant-garde, fût-elle contestataire, ne prémunit nullement contre une telle attitude. Bien au contraire, l'avant-garde occidentale est tellement préoccupée d'annoncer, de chanter et de souhaiter la mort du capitalisme et des valeurs libérales qu'elle ne peut rien imaginer ni décrire au-delà ou simplement de différent. En ce sens, l'avant-garde est l'envers de la bourgeoisie, participe de la classe dominante, contribue à la reproduction de la culture dominante. Cette intelligentsia ne se confond pas toujours avec la bourgeoisie. Cependant, son objectif, la subversion des valeurs bourgeoises, s'apparente plus au coup d'État qu'à la révolution : elle tend en effet à substituer dans les mêmes cadres (universitaires et élitistes en particulier, privilégiant l'héritage et le savoir-faire, l'ascétisme et la capitalisation, la théorie et la loi) d'autres valeurs imprécises mais baptisées nouvelles. Elle emprunte à la bourgeoisie son arme favorite, le terrorisme, et n'entend en somme libérer le langage qu'à moitié, à son usage ; son attitude est largement empreinte de révisionnisme.

La classe dominante bourgeoise de son côté n'a guère d'autre culture que celle qu'elle se constitue (avidement) en l'empruntant à la fraction privilégiée de son opposition, à son frère ennemi en quelque sorte. Elle n'a pas d'autre culture parce qu'elle a bien d'autre chose à faire, et en particulier exercer le pouvoir. Par suite, il n'est nullement illégitime de considérer comme partie intégrante de la culture dominante, celle-là même qui conteste — fût-ce sincèrement — la forme actuelle du pouvoir lorsque cette contestation porte plus sur les effets que sur les causes et élude en particulier la lutte des classes. La culture de l'intelligentsia — contestataire — est même plus sûrement culture dominante que celle de l'orthodoxie bourgeoise parce qu'elle sert en dernière instance la reproduction de la société bourgeoise là où l'orthodoxie confite ne prétend qu'à la conservation.

Comme la bourgeoisie, l'intelligentsia a pour objectif la prise et la conservation du pouvoir. En attendant de s'en emparer, elle entreprend l'unification de ce qu'elle considère comme son territoire, et, au nom de l'union sacrée dans la lutte, tente de réduire toutes les oppositions distinctes d'elle-même.

Le groupe social qui écrit et lit de la SF n'a pas pour sa part de tels objectifs, ni la prise du pouvoir, ni l'unification de la culture. Il n'est nullement élitiste, et est par construction pluraliste. Socialement parlant, il n'a pas de stratégie globale. Par contre, son prophétisme répond, un peu partout, depuis quelques années à l'attente de l'immense classe moyenne en crise et peut-être en voie de dislocation. La SF se trouve soudain dotée d'une audience inespérée. Et c'est peut-être là qu'il faut chercher la raison du procès en dissolution intenté récemment. Qu'un autre groupe social que le groupe dominant ou son opposition “naturelle” soit entendu, cela n'est pas admissible.

Certes, depuis toujours, les écrivains individuels ont été récupérés par la culture dominante en dépit de leur classe d'origine et de leur révolte, et passés au presse-purée. Mais la SF, c'est une autre affaire puisque c'est l'expression d'un groupe social relativement cohérent ; c'est beaucoup plus puissant qu'une école, c'est un mouvement collectif. Ça ne peut pas s'avaler d'un bloc. Il faut trouver à débiter.

La question se pose de savoir ce qu'obtiendront en échange de leur défection les auteurs du domaine séduits par les sirènes de la culture dominante. La réponse est claire : à peu près rien sinon une très éventuelle consécration à quoi aspirent, il est vrai, les âmes bien nées de la petite bourgeoisie. L'essentiel de leurs ambitions, de leurs rêves et de leur patrimoine culturel, ils devront le laisser à la porte. Il leur faudra abjurer. Au lieu de quoi, s'ils restent fermement campés sur leurs positions, en artistes qui n'acceptent pas de se conformer, s'ils ont le courage de témoigner de leur appartenance de classe et culturelle, d'envoyer se faire foutre les donneurs de leçons, ce sont eux qui constitueront un autre pôle d'attraction en ce qu'ils parlent un autre langage que celui de la culture dominante.

Ce n'est pas facile, et il ne fait guère de doute que le procès en dissolution connaîtra quelques succès. Seront extraits du domaine de la SF, sélectionnés et absorbés, s'ils ne résistent, tous ceux qui disposent de la virtuosité et des références culturelles nécessaires. Références relatives à la culture dominante s'entend. Les autres, incapables de présenter de bonnes lettres de créance, seront relégués dans les ténèbres extérieures, et le manège ignorance-confinement-dissolution repartira pour un tour. Ainsi s'opère, dans bien des domaines, la distillation fractionnée qui désarme les groupes exclus du pouvoir et les “minorités” — fussent-elles immenses — au point de se permettre de les nier.

Mais l'expérience montre que la SF, sous un nom ou sous un autre, sous une forme ou sous une autre, ça vit et ça repousse. Avec le jazz, la pop-music, et peut-être la bande dessinée, en attendant l'hypothétique apport des femmes, la SF est l'une des trois ou quatre grandes subcultures géographiquement et socialement déterritorialisées, surgies de l'En-dehors de la culture dominante. Tant qu'il y aura une culture dominante, et par suite des damnés de cette culture, de telles subcultures naîtront et, tant qu'il existera, spécifiquement ici, une relation à la science qui ne soit ni d'exploitation ni d'ignorance (par force) mais de désir (et de crainte), la SF durera, évoluera. Quelqu'un a parlé une fois au moins de la SF comme d'une littérature de banlieue ou d'une banlieue de la littérature. Non, monsieur, c'est une marge. On y sait que la culture, ça ne s'apprend pas, ça ne se décrète pas, ça se crée.


  1. Les éléments de phrase soulignés le sont par nous, comme dans la suite du texte.