Articles de Gérard Klein

Problème brûlant non identifié

au sommaire de la revue Fiction, 1970

article de Gérard Klein

J'ai sous les yeux deux comptes rendus, aussi diamétralement opposés qu'il est concevable, du rapport Condon. Ce document a été rédigé à la suite d'une étude de l'Université du Colorado financée par l'Armée de l'Air américaine pour un montant d'un demi-million de dollars, soit 2,75 millions de nos francs. Comme on sait, il conclut au terme de 965 pages à la très haute improbabilité, sinon explicitement à l'inexistence, d'engins contrôlés dans notre atmosphère par des extraterrestres. Selon Philip Morrison, dans le Scientific American d'avril 1969, le rapport met fin à une étonnante et bien humaine comédie. Selon Robert M.L. Baker, dans le Scientific research du 14 avril 1969, par ses lacunes et ses incertitudes mêmes, « il contient certaines indications tendant à suggérer que le phénomène UFO devrait être étudié plus avant ».

Les deux approches sont également intéressantes, non quant au fond du problème qu'elles ne sauraient évidemment traiter, mais pour leur contenu. Pour Morrison, et quoique cette conclusion ne figure pas dans le rapport Condon, les apparitions de soucoupes sont à ranger sur le même rayon que la “chasse aux sorcières” des années 50, au moins sur le plan américain. Les déclarations des témoins, et à tout le moins les interprétations erronées et fantastiques, s'expliqueraient par le climat de secret, presque paranoïaque, qui caractérisait l'Amérique de ce temps-là et qui ne s'est peut-être pas dissipé sur tous les fronts. Explication présociologique, on le voit, et qui, faute d'un support théorique adéquat, demeure idéologique. On ne peut ni la rejeter, parce qu'elle est vraisemblable, ni l'admettre sans une discussion que le rapport Condon n'introduit pas. De son côté, Baker critique la forme et la méthode du rapport Condon. Il y voit un vaste fatras destiné plus ou moins consciemment à égarer la plupart des lecteurs, un exposé passablement désordonné où le véritable enjeu est trop aisément perdu de vue. Il ne met pas en cause la bonne foi de Condon et de ses collaborateurs, au contraire, mais il laisse entendre que leur formation intellectuelle les dispose peu à admettre certaines possibilités. Pour eux, en somme, la cause aurait été entendue d'avance, et ils se seraient souciés surtout de trouver des justifications à leur attitude. Ce scepticisme un peu trop systématique s'exprime au reste fort naïvement dans certains passages du rapport que cite évidemment Baker, et dont l'autorité à la fois catégorique et surprenante ôte beaucoup de crédibilité au reste des conclusions. Écrire qu'« il est absolument impossible qu'une quelconque forme de vie intelligente existant où que ce soit à l'extérieur de notre système solaire puisse visiter la Terre dans les 10 000 ans à venir » sans en donner aucune justification, c'est s'exposer sinon au ridicule, du moins à la méfiance. Ni Condon, ni ses collaborateurs, ni Morrison, ni Baker (ni moi) n'ont la moindre idée de ce qui se passera dans les 10 000 ans à venir, ou dans toute autre unité de temps, celle-ci paraissant arbitrairement choisie. En fait, le « il est absolument impossible » signifie tout simplement : « il nous paraît personnellement improbable… ». Il faut dire et redire qu'en ces matières, le recours à de prétendues probabilités n'a rigoureusement aucun sens. Il ne permet aucunement de trancher. Un événement improbable et un événement de probabilité inconnue sont des choses tout à fait distinctes. La confusion volontaire de Condon ne masque ici qu'un haussement d'épaules. Mais il n'est pas sûr qu'un haussement d'épaules soit considéré partout comme un raisonnement, et l'on peut regretter qu'une pareille pétition de principe, dont la nécessité était sans doute incertaine, vienne affaiblir un travail certes considérable.

Ainsi, à la critique idéologique du milieu dans lequel on a observé des “soucoupes”, suggérée par Morrison, s'oppose sous une forme non moins feutrée la critique idéologique du milieu scientifique chargé d'étudier ces observations, que propose Baker. Pat plutôt que mat. Les deux points de vue ont au moins le mérite de suggérer une approche des deux phénomènes plutôt sociologique que physique ou psychologique.

C'est sur cette même impression que l'on demeure après avoir lu l'ouvrage du Dr James E. MacDonald qui fait, si l'on veut, pendant au rapport Condon, en plus mince et moins riche.(1) MacDonald, après un historique de l'attitude officielle, revient sur un certain nombre cas “troublants” et conclut qu'il n'est pas possible d'exclure a priori l'hypothèse extraterrestre. L'exposé du Dr MacDonald, météorologiste et professeur à l'Université de l'Arizona, est fort sérieux et à l'occasion même austère. Il faut le lire si l'on s'intéresse à la question, mais l'ayant achevé et l'ayant confronté aux textes susdits, on a un peu l'impression d'avoir tourné en rond.

Le moins étrange est que les travaux de MacDonald et de l'équipe Condon paraissent — au moins à un observateur superficiel — malgré leurs conclusions opposées encore qu'évasives, receler le même défaut. Ils cherchent à établir ou à infirmer l'existence physique des objets non identifiés, alors que dans les seuls cas réellement intéressants, ceux qui ne paraissent pas liés à une aberration mentale ou à une confusion établie avec un phénomène connu, ils n'en ont pas les moyens. Le fait central, et même le seul fait, dans les observations de soucoupes, c'est le témoignage, c'est ce qui est rapporté. Les traces physiques laissées par les “engins” sur les écrans de radar ou sur les pellicules photographiques n'ont à l'évidence, dans l'état actuel des choses, de sens que par rapport à des témoignages. Conscient de la chose, Condon semble avoir accordé un assez grand crédit à l'approche psychologique, mais la psychologie a trop souvent servi de véhicule à des prises de positions idéologiques, sauf (et encore) dans le strict domaine de la psychiatrie, pour que l'on admette ici sans discussion sa neutralité et son innocence. Il semble par contre qu'une véritable approche sociologique du phénomène ait été jusqu'ici à peu près entièrement éludée. Elle n'implique nullement qu'une explication du phénomène — lui, indiscutable — des témoignages soit donnée, mais elle entraîne obligatoirement une rupture d'avec les préjugés des deux camps, celui qui y croit et celui qui n'y croit pas ; elle rend primordiale une critique de leurs idéologies qui affleurent parfois, on l'a vu, assez naïvement.

Quelles que soient ses conclusions, elle revêtirait un grand intérêt dans la mesure où son objet ne serait pas de résoudre une querelle purement théologique en l'état actuel des choses, mais de rechercher si, de l'ensemble des témoignages recueillis, il se dégage une structure, un ordre, et si cette structure a quelque connivence avec d'autres phénomènes connus. Faisons l'hypothèse que le phénomène dans son ensemble corresponde à quelque chose comme l'apparition embryonnaire d'une religion peut-être destinée à rester en l'état ou à avorter. Il serait tout de même intéressant de savoir à quoi ressemble une religion embryonnaire, en quels points elle émerge, par quels canaux elle se propage, etc. Faisons l'hypothèse qu'il s'agisse d'une escroquerie entretenue, et il paraît essentiel de comprendre comment elle fonctionne, hors même de la conscience de ceux qui la font ou la subissent. Faisons l'hypothèse que MacDonald ait raison : l'aperception par plusieurs sociétés d'un phénomène rare mais réel, les résistances, les transpositions, les contaminations qu'il entraîne peuvent être une source fantastique d'informations sur la structure et le fonctionnement de ces sociétés elles-mêmes. À la vérité, je me sens incapable d'imaginer une hypothèse telle que l'approche sociologique d'un phénomène de cette envergure soit dénué de sens ou d'intérêt. On objectera qu'il est des problèmes plus urgents. Je ferai remarquer que l'urgence même de la plupart des problèmes conduit soit à négliger de les traiter, soit à les aborder de telle manière que la sociologie s'y embourbe ou se laisse égarer dans des impasses, et que la dimension planétaire du phénomène donne à penser qu'il a peut-être une signification urgente.

On aimerait tout de même savoir quels groupes sociaux témoignent d'observations, et s'il y a des relations constantes entre le contenu des témoignages et l'appartenance sociale. On souhaiterait que soient tentées des expériences : par exemple celle qui consisterait à interroger des échantillons de non-témoins des mêmes groupes sociaux, sur les formes que pourraient prendre, selon eux, des objets extraterrestres, et à confronter ces “fantasmes spontanés” avec les témoignages réels. On aimerait que les attitudes de groupes professionnels spécifiques, comme les scientifiques et le personnel navigant aérien, par exemple, ou les journalistes, à l'égard de tels phénomènes soient explorées pour ce qu'elles pourraient révéler de leurs idéologies. On voudrait enfin que soit pris en compte le fait que ce sont, au-delà des individus, si indépendants qu'ils paraissent être, des groupes informels ou structurés qui se renvoient la balle sur ce fameux problème — organismes militaires, universités, associations d'études, avec leurs dynamiques propres, leurs tensions internes et leur volonté de se perpétuer en tant que groupes et de perpétuer leurs traditions.

Il se peut que le phénomène serve au moins de test projectif à une part de l'espèce humaine. Il paraîtra difficile d'en écarter sans examen les résultats, au moins aussi longtemps que les psychologues useront de tests projectifs individuels dans leurs examens et en particulier dans les examens d'embauche. L'espèce humaine, ou du moins ses représentants qualifiés, ferait bien de se souvenir qu'il est très mal vu, lors d'un tel examen, de prétendre que le test n'est pas sérieux. Surtout s'il a coûté un demi-million de dollars.

Il est amusant enfin, et peut-être significatif, de rappeler que dans son roman le Vagabond,(2) Fritz Leiber met en scène des amateurs de soucoupes et que, loin de les tourner en dérision ou de tomber dans l'illuminisme, il les décrit sans complaisance mais avec chaleur, qu'il en fait, sinon ses héros, du moins ses personnages privilégiés. Les uns sont rationalistes, d'autres fanatiques, d'autres encore ouverts d'esprit et dépourvus de préjugés. Au total, ils apparaissent ni plus ni moins crédules que les autres Hommes pris dans leur ensemble : « J'ai commencé » avoue le sociologue Hunter par qui peut-être Leiber s'exprime, « par assister à des réunions de soucoupomanes en tant que sociologue. J'en ai vu de toutes sortes : des visionnaires comme Charles Fulby, des gens qui raisonnent, et puis ceux qui se trouvent entre les deux extrêmes, comme ceux-ci. Je désirais analyser un syndrome social et écrire quelques articles là-dessus. Mais j'ai dû m'avouer assez vite que je continuais parce que j'étais captivé. ». Et il ajoute un peu plus loin : « J'ai trouvé là des gens qui avaient un but pour lequel ils se passionnaient, quelque chose dont ils s'occupaient avec désintéressement — or, ce n'est guère courant dans notre culture dominée par l'argent, le commerce, le statut, dans la société où la règle est de ne jamais rien donner, mais de se vendre à n'importe qui… ».

On voudrait que le professeur Condon et le Dr MacDonald aient rencontré un sociologue du type de Ross Hunter.


  1. Objets volants non identifiés, le plus grand problème scientifique de notre temps ? par James E. MacDonald : édité par le Groupe d'Étude des Phénomènes Aériens, 1969.
  2. le Vagabond par Fritz Leiber : Robert Laffont, 1969.