Articles de Gérard Klein

Réponse à Arthur Koestler : non, l'imaginaire n'est pas source d'ennui !

au sommaire de la revue Fiction, 1957

article de Gérard Klein

par ailleurs :

Dans un recueil récent d'essais, l'Ombre du dinosaure,(1) M. Arthur Koestler a bien voulu se pencher sur la Science-Fiction, avec une brièveté qui laisse entendre le peu d'importance qu'il accorde à ce sujet. Il l'a fait avec une sorte d'amertume, une nuance de regret qui laisse à penser qu'après avoir beaucoup aimé le genre — comme il l'avoue —, il a été déçu.

M. Koestler démonte le mécanisme d'un roman d'A.E. Van Vogt, the Weapon shops of Isher,(2) et il montre qu'il y a là peu de choses en dehors d'un bel enchaînement d'idées. Il a sans doute raison. Fiction a d'ailleurs insisté, dans un article récent,(3) sur le manque d'art et le vide de la pensée de Van Vogt. M. Koestler déplore les abus de la SF aux États-Unis. Une part limitée quoique non moins inquiétante de sa description est valable pour la France ; il m'est difficile de le contredire sur ce point sauf pour insinuer qu'une panoplie de space man vaut bien une panoplie de cowboy. M. Koestler estime que cet intérêt actuel pour le roman scientifique est né à la fois d'une indigestion de découvertes et d'une crainte presque religieuse à l'égard de la puissance mortelle que confèrent ces inventions modernes. Il semble qu'en ce qui concerne le grand public au moins, son analyse donne une bonne approximation de la réalité. M. Koestler accorde enfin à la Science-Fiction le rang d'une bonne distraction. J'aurais mauvaise grâce à le contredire ici, car c'est déjà énorme.

En vérité, j'éprouve une extrême difficulté à critiquer M. Koestler. Sur tous les points qu'il évoque, je suis d'accord avec lui. J'aurais probablement écrit, si j'avais eu à le faire, le même texte que lui, quoique moins brillamment.

Cependant mon essai eût été plus long. Car ce que je crois pouvoir reprocher à M. Koestler, c'est d'avoir péché par omission. M. Koestler affirme que tel livre n'est qu'un agréable passe-temps, dépourvu de toute qualité littéraire ; je partage son avis. M. Koestler prétend que le roman scientifique dans son ensemble ne saurait s'élever au-dessus du livre susdit. Je ne peux plus le suivre. Et lorsque, pour assurer son idée, M. Koestler entend montrer que le Meilleur des mondes ou 1984 ne sont pas de la SF et n'ont jamais eu ni n'auront jamais le moindre rapport avec la SF, je ne comprends plus.

À vrai dire, il semble que M. Koestler combatte fort brillamment un monstre qu'il a lui-même créé, c'est-à-dire une définition du roman scientifique qu'il s'est forgée. N'y a-t-il pas là place pour bien de la subjectivité ?

M. Koestler considère la SF comme la manifestation d'un, « rêve éveillé » et d'une « imagination sans frein », qu'il oppose à juste titre « à la fantaisie disciplinée de l'artiste ». Mais n'y a-t-il, dans Fahrenheit 451, dans les Enfants d'Icare, dans Utopia 14/Player Piano [le Pianiste déchaîné], dans Rien qu'un surhomme, que rêve éveillé et imagination sans frein ? Il nous semble au contraire qu'il y a démarche à la fois logique et poétique, qui permet par le canal des idées de retrouver une certaine réalité humaine, métaphysique, sociologique et biologique, en accord avec les conceptions que la science permet de se faire du monde. Ou bien faut-il condamner Poe ou Platon pour avoir professé l'intérêt des idées ?

Je crois que M. Koestler se tirerait très aisément d'embarras en démontrant que la meilleure part de chacun des romans cités ne doit rien à la SF. Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, dit-il, le 1984 de George Orwell, sont de grandes œuvres littéraires parce que les appareils du monde futur et les bizarreries du monde étranger n'y servent que de décor ou de prétexte au message social.

Je ne suis plus si sûr, alors, de la position de M. Koestler.

Le Meilleur des mondes n'a de sens que dans ce contexte bien précis, et sans doute l'extrême intelligence que Huxley sut déployer dans sa description aura-t-elle demain plus d'attrait qu'un message social peut-être démodé et déjà trop vulgarisé. Il nous importe plus, artistiquement parlant, que Huxley nous ait fait croire durant quatre ou cinq heures à la probabilité d'une telle technocratie, que cette technocratie ait une chance historique d'exister.

Sur un plan similaire, il y a dans les machines et dans les abstractions du temps et de l'espace, ou de la vie, une source de poésie aussi pure que celle que l'on cherchait jadis dans l'océan ou dans la montagne. M. Koestler semble considérer que le temps peut remettre en question ces valeurs esthétiques, que nous accordons aux voyages dans l'espace, ou encore, mettons, à la théorie de l'évolution ou à la genèse des astres. Cela n'est pas si sûr. Lorsque nous relisons les prévisions faites sur le plan social par un Tocqueville, nous éprouvons un incontestable plaisir intellectuel, moins parce qu'elles se sont réalisées que parce que nous aimons à retracer les voies de l'abstraction et à redécouvrir la cohérence de la pensée. Il y a là, à notre sens, un sentiment d'ordre esthétique.

Cela est très proche, me semble-t-il, de ce que l'on attend d'un excellent roman de SF. Il s'agit d'un art qui doit tenir la gageure d'être à la fois abstrait, et donc intellectuel, et d'être poétique, et donc humain. S'agit-il encore exactement d'un roman ? Je ne le crois pas. Il s'agit plutôt d'une sorte de personnalisation de l'essai qui remplacera peut-être le roman.

La critique la plus dure et sans doute la mieux fondée que porte M. Koestler à l'encontre de la SF est qu'elle n'apporte rien de nouveau ni dans le domaine de l'humain ni dans celui du “différent”. Sans doute l'imagination a-t-elle ses limites. Sans doute notre impuissance à comprendre l'Homme d'aujourd'hui, et plus encore celui d'hier et celui de l'autre côté du fleuve, est-elle si grande que nous pouvons désespérer de parvenir à construire synthétiquement un être différent : l'Homme de demain. C'est là le point de vue d'un humaniste ; il est irréprochable. Mais la science a ouvert à la poésie, à l'intelligence et à la métaphysique d'autres voies que celles de l'Homme. Elles rejoignent à coup sûr la connaissance de l'Homme, mais par de si grands détours qu'elles mènent à des facettes de l'Homme jusque-là ignorées. L'humaniste peut-il alors négliger la connaissance de ce qui n'est pas humain ?

M. Koestler se trouve à peu près dans la situation d'un excellent critique d'art classique qui dénierait toute valeur esthétique à des formes géométriques pourtant agréables à l'œil et qui aurait raison. Mais ce critique oserait-il, partant de ce même raisonnement, condamner tout l'art abstrait qui a infiniment enrichi ces formes quoique partant d'elles ou les retrouvant ? Je crois bien que c'est le cas de l'art d'un Bradbury ou d'un Stapledon ou d'un Huxley.

Non, les astronefs, si rapides soient-ils, ne permettent pas d'échapper à la condition humaine. Mais la science et sa méthode moderne, l'analyse des possibles, et les œuvres qui en découlent, contribuent à accroître la compréhension de cette condition, à développer et à rendre plus conscient le sentiment de splendeur, de terreur et d'isolement qui est lié à l'intelligence de cette condition.

Les idées que les penseurs se faisaient du monde sont en train de crouler, de s'entremêler, de s'échafauder à nouveau en un édifice fragile et merveilleux, et cela, bien plus rapidement que nous le croyons la plupart du temps. Pouvons-nous prétendre demeurer immuables alors que l'espace qui nous contient et le temps qui nous déforme se précisent dans nos esprits et s'écartent des images classiques ? C'est sans doute le rôle de la Science-Fiction de qualité que de montrer, avec sans cesse plus d'acuité, quelle peut être la place de la condition humaine dans un monde dont les expressions varient. Mais il ne s'agit pas de vulgariser les incidences de la pensée scientifique ; il s'agit, dans le meilleur des cas, de faire bénéficier la littérature des nouvelles dimensions explorées par la science.

En conclusion à son essai, M. Koestler résume sans le nommer un roman de l'Allemand Alfred Döblin. Les héros tout-puissants de ce livre, ayant maîtrisé les secrets de la science, connaissent l'émerveillement puis l'éternelle lassitude de l'ennui. Je pense que c'est le genre de choses qu'il est bon de raconter de temps à autre. Et, que la SF ait permis de les exprimer est peut-être pour elle une suffisante légitimation. La science est une aventure intellectuelle probablement sans précédent. La Science-Fiction peut en être la traduction sensible. Cette fille folle est aussi riche d'avenir et de possibilités que sa mère sage.

Il a fallu attendre, pour que le roman psychologique acquière droit de cité, qu'une profonde curiosité de l'âme humaine soit alliée à une grande perfection de l'expression. Et le roman psychologique lui-même a connu les vicissitudes de la vulgarisation et de la popularité. Peut-être les critiques les plus intransigeants seront-ils satisfaits lorsqu'une vaste curiosité scientifique servira un réel sens artistique, si ce n'est déjà fait. On peut rejeter une masse de livres, mais je ne vois pas, en définitive, au nom de quoi on condamnerait définitivement la SF.


  1. Dont celui qui nous occupe ici, "l'Ennui de l'imaginaire" (Calmann-Lévy › Liberté de l'esprit, 1956).
  2. La traductrice, Denise van Moppès, lui donne comme titre français potentiel les Magasins d'armes d'Isher [traduit en français en 1961 : les Armureries d'Isher].
  3. Celui de Mark Starr, "A.E. van Vogt ou la Démence rationalisée", au demeurant nettement moins sévère qu'il n'est indiqué ici. Le pseudonyme cachait Gérard Klein et Richard Chomet.