Articles de Philippe Curval

les Français à New York

dans le cadre du dossier New York et ses écrivains du Magazine littéraire, 2005

texte sans rapport direct avec la Science-Fiction

article de Philippe Curval

Pour les écrivains français, New York, emblème d'une autre conception du monde, est synonyme de commotion. La seule solution qui s'offre à ceux qui veulent la conquérir par l'écriture est de s'immerger, ou de fuir.

Arthur Cravan affirmait avec une pernicieuse désinvolture : « Il est de l'essence des symboles d'être symbolique. ». À propos de New York, cette affirmation s'applique deux fois. Ville symbole des États-Unis et de l'immigration, elle est aussi symbolique d'une architecture et d'une culture transgressives. Icône mythique d'une violente transformation du monde, verticale, « cette ville qui vous attend debout » disait Le Corbusier, obstrue l'horizon, interdit le survol, déjoue le sens de la perspective, oblitère les idées reçues.

Cette évidence fut très tôt ressentie par les écrivains de notre continent, francophones en particulier, pour lesquels Paris semblait le centre du monde, et par là, l'unique référence pour enregistrer les transformations de société et juger de leur pertinence. Or, toute tentative de réduire New York à un simple sujet d'étude, de poème ou de roman se résout par un échec. Le déferlement de sensations, de révélations, d'images inconnues que suscite le face-à-face avec la ville exige un effort intérieur pour en restituer l'authenticité. New York est traumatisme, commotion. La seule solution qui s'offre à ceux qui veulent la conquérir par l'écriture est de s'immerger, ou de fuir.

Au xxe siècle, parmi les premiers, Blaise Cendrars, qui fut le voyageur impénitent, l'Argentin, le Transsibérien, poète de l'immédiat et de la modernité, saisit en y arrivant — non sans une amère volupté —, qu'il a trouvé un terme momentané à ses pérégrinations. Quand il débarque de son cargo, le Volturno, en 1911 un soir de Noël, sac au dos, il traverse l'immense agglomération surpeuplée, se frayant un chemin à travers la foule en liesse, parmi les brasseries illuminées et les orgues de barbarie. Mais les mois suivants, son existence y est précaire, difficile. À l'éblouissement de la découverte succède la déception de n'y trouver qu'un lieu sans vraie culture, sans autre ambition que d'accueillir les pauvres de la planète. New York n'est qu'un village provincial poussé en hauteur. Partage-t-il avec Henry Miller l'oppression qui en émane ? « Quand la neige est sur le sol et que règne l'extrême silence, il se dégage de la hideur des édifices de New York une musique d'une solennelle tristesse, d'un désespoir, d'une faillite à vous ratatiner la chair. » Les Pâques à New York semble le démentir par son lyrisme de l'instantané. Car Cendrars n'est pas un homme de lettres en promenade. Chez lui, le désir d'être ailleurs ne fait qu'un avec celui de s'incarner dans les lieux.

Pour Paul Morand, le besoin de capter la réalité de « la plus grande ville de l'univers » prend un sens tout différent. Son horreur de l'exotisme l'incite à radiographier ce que ses yeux découvrent, en cernant l'essentiel, le fondamental, l'inattendu. New York, paru en 1929, s'en veut la démonstration. Afin de demeurer le plus étranger possible à son sujet, il produit un précis historique, ethnologique, géographique pour en révéler la modernité et les contradictions. Au melting pot des Hommes et des cultures, générateur d'une société nouvelle, à la violence du climat, il oppose la simplification des lignes, des idées, des sentiments, la froideur géométrique de cette « cité à deux dimensions », comme la décrivait Albert Einstein. Modèle de la civilisation de la vitesse en devenir, aseptisé, technologique auquel il aspire en même temps qu'il le redoute. « New York brise les nerfs. » écrit-il, « Un Européen n'y peut vivre que quelques mois. ».

Quand le Ferdinand Bardamu du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline y débarquera quelque dix ans plus tard, ce sera pour goûter à l'exil, « le plus grand chagrin possible du voyageur solitaire avant de mourir ». Il y subira le supplice esthétique du pauvre. C'est d'abord en galérien de famine, destiné à classer les puces des immigrants selon leurs origines ethniques — comptabilisées à New York par des machines électriques —, qu'on l'accueillera. Mais bientôt assuré de son néant individuel, il tentera de se dissoudre dans un environnement si différent de ses habitudes. L'isolement dans la fourmilière. Surtout dans une ville sans concierge qui n'a pas d'histoire, ni de goût, et dont les habitants, dans le bruit d'eux-mêmes, n'entendent rien. Alors, tout devient simple, et le monde terriblement hostile se transforme en milieu docile et velouté où l'on peut s'effacer. Jusqu'au jour où lassé d'hôtels minables, de boulots merdiques, de promiscuités érotiques, d'overdoses de cinéma — « On n'échappe pas au commerce américain. » —, Bardamu prendra la fuite.

À l'exil volontaire s'oppose l'exil forcé, comme celui d'André Breton en 1941. Ce dernier espérait que l'Amérique se révélerait l'avenir du Surréalisme, en élargissant le groupe à de nombreuses recrues. Ses espoirs furent rapidement déçus. Devant l'infranchissable barrière de la langue, l'absence de cafés où se réunir avec ses amis immigrés, il se replia, publia la revue V.V.V., sans que l'atmosphère de New York n'influençât son œuvre. Claude Lévi-Strauss, qui l'accompagnait, qualifia la ville de : « machine capable de remonter le temps et de le devancer ». « Image incroyablement complexe de modes de vie et d'autres images presque archaïques, encerclées par une culture de masse prête à les écraser et à les ensevelir. »

Albert Camus et Jean-Paul Sartre, dans leurs essais d'après-guerre, ne sont pas plus complices avec la cité mythique. Dans Situations III, ce dernier concède que les rues, les avenues tracées au cordeau lui donnent soudain la sensation d'espace qui anime et dilate la ville. « Le grand espace vide des steppes et des pampas. ». Mais il en stigmatise surtout la saleté, l'incohérence des gratte-ciel, l'individualisme forcené de ses habitants. Pour conclure : « New York n'est pas une ville-musée. Pourtant, aux yeux des Français de ma génération, elle a déjà la mélancolie du passé. » Juste au moment où la culture américaine, fertilisée par les artistes et les écrivains, les musiciens, les cinéastes du vieux continent allait déferler sur le monde et le conquérir.

De ces appréciations pessimistes, Georges Simenon n'en a cure. Son but est simple lorsqu'il s'embarque en 1945 pour New York, c'est d'accroître son statut d'auteur international. Il a déjà visité un grand nombre de pays, publié de nombreux reportages, l'approche d'une société différente ne l'effraye pas. Très vite, il écrit Trois chambres à Manhattan, véritable plongée littéraire aux clartés nocturnes qui révèle son extraordinaire capacité à saisir la vie, l'atmosphère, l'humanité d'une cité étrangère. Mais l'année d'après, déjà, son Maigret à New York témoigne d'un recul. Ce Maigret-là, c'est Simenon tout entier, privé de son environnement familier, de sa langue, qui mène l'enquête. Pourtant, il ne rompt pas, ruse, joue à cache-cache avec la ville qui le séduit et le repousse en même temps. Durant près de dix ans, Simenon vivra au Canada en pratiquant une fois par mois des raids sur New York. Périodes d'ivresses intenses d'où sortiront une vingtaine de romans abreuvés d'Amérique.

Dans Projet pour une révolution à New York (1970), Alain Robbe-Grillet choisit de détourner le sujet du roman par le roman du sujet. La ville ici n'est plus que ruines où projeter ses fantasmes. « Une des dernières maisons tenant encore debout, celle du narrateur… est investie maintenant par une équipe de dynamiteurs. » Quant à Claude Simon, l'année d'après, dans les Corps conducteurs, il démystifiera la cité à travers un kaléidoscope en fondu enchaîné où il brasse ses clichés intimes avec la réalité contingente. Cette mise à distance par l'écriture s'assimile à une tentative d'exil extérieur.

Édité en 1980 après le tournage de son film avec Robert Bober, Ellis Island, le bref essai de Georges Perec, résume d'une manière significative les contradictions, les douleurs et les épreuves qu'ont éprouvées les nouveaux arrivants à New York. Symbolisé par un lieu mythique, Ellis Island, île au large de Manhattan, porte de l'Eldorado ou de la misère, où furent accueillis les millions d'émigrants venus du monde entier. « Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens. On leur jette des morceaux de viande noire comme à des chiens. » écrivait Cendrars. Curieusement, c'est par le cheminement de la pensée à travers l'histoire répétitive des accueils humiliants, des brimades et des travaux forcés, par leur énumération que Perec retrouve le sens perdu de sa judéité.

Ce bref aperçu permet de saisir combien les rapports des écrivains français avec la ville métaphore d'une autre conception du monde furent d'ordre conflictuel. Car New York ne peut faire l'objet d'un simple voyage. La cité exige une véritable émigration — ne serait-ce que par la pensée — pour en surprendre l'altérité. Avec la normalisation de la modernité, son contenu fictionnel semblait émoussé jusqu'à la destruction des Twins Towers qui vient d'en relancer l'intérêt. Plusieurs auteurs ont retracé l'attentat. Mais s'agit-il d'une véritable inquiétude littéraire ou de politique éditoriale ?