Articles de Philippe Curval

Jules Verne sous les bandelettes

dans le cadre du dossier la Fin des utopies du Magazine littéraire, 1978

article de Philippe Curval

par ailleurs :

Quantité de rééditions, deux biographies (celle de François Rivière, Jules Verne : images d'un mythe, et le magistral essai de psychobiocritique de Marc Soriano, Jules Verne : le cas Verne) ainsi que la réédition de celle de Charles Noël Martin, la Vie et l'œuvre de Jules Verne, le cent cinquantenaire de Jules Verne ne passe pas inaperçu. Et c'est un Jules Verne plus subtil que l'idée convenue qu'on en avait que ces livres font découvrir.

Faut-il voir dans cette formidable mitraille qui soumet les rayons des librairies au tir en rafale des œuvres de Jules Verne, de tous formats et de tous prix, un choc en retour du succès actuel de la Science-Fiction ? Ou bien est-ce la réputation de moraliste sans danger de l'écrivain pour les jeunes esprits, ou plutôt la récente disponibilité de ses droits d'auteurs qui transforment ses Voyages extraordinaires en munitions de choix pour les états-majors de maisons d'édition en mal de rentabilité ?

Ces analyses auraient quelque chance d'être plausibles si, parallèlement, des ouvrages d'études et de réflexion ne sortaient à un rythme régulier, annoncés en 1960 et 63 par les travaux de Marcel Moré et relancés, plus de dix ans après, par Michel Serres avec son Jouvences sur Jules Verne.

Si Verne connaît une vogue apparemment renaissante — car elle s'est rarement démentie depuis cent ans —, c'est qu'il est pris en compte par de nouvelles générations de lecteurs qu'impressionne son actualité ou que son succès tourmente. Mais c'est aussi parce qu'il est, lui-même, derrière la mitrailleuse : son offensive tactique était implicite en raison de l'étendue du champ offensif couvert par ses ouvrages.

Parmi ses plus récents exégètes, trois tendances s'affrontent : celle de Charles Noël Martin, d'abord, parfaitement pléonastique, qui tend à ravaler la façade de l'illustre écrivain en jouant à coup de citations anodines, de lettres et de témoignages familiaux pour effacer toutes les traces des hypothèses que les néo-julesverniens avancent sur son œuvre et sa vie. Celle de Francis Lacassin, dans ses excellentes préfaces à la série Jules Verne inattendu en 10|18, visant à exploiter de façon privilégiée la veine politique de l'œuvre. Celle de Marc Soriano, enfin, qui, dans sa magistrale biographie s'attache à découvrir l'aspect psychanalytique de l'œuvre à travers les relations frauduleuses que l'auteur de Vingt mille lieues sous les mers entretenait entre l'écriture et ses fantasmes. Le petit livre hagiographique de François Rivière, que je cite pour mémoire, pris en sandwich entre ces géants, paraît d'un jambon un peu blême.

Pourtant, mon but n'est pas ici de privilégier telle ou telle entreprise critique, mais de les confronter et de voir comment elles s'insèrent dans ce mouvement de redécouverte de Jules Verne.

Ainsi que le souligne Marc Soriano : « L'idéologie, quand il s'agit d'un artiste, s'exprime par des médiations qui ne sont pas nécessairement idéologiques. », reprenant le commentaire d'Antonio Gramsci : « L'attitude de l'artiste est celle d'un observateur, ce qui ne l'empêche pas de prendre parti, de manière parfois contradictoire, dans un certain nombre de débats brûlants de son époque. ». Sans conteste, Verne, plus que tout autre écrivain de sa dimension, au xixe siècle, visait à fournir des produits parfaitement médiatisés, assimilables par le public auquel il s'était voué, la jeunesse. C'est pourquoi, sans doute, il y a une quantité illimitée de lectures possibles de son œuvre, tant elle paraît constituée de strates successives, ainsi qu'un feu refroidi où brasillent sous les cendres les laves et les scories des incendies antérieurs.

En étudiant ses biographes les plus attentifs, il semble indéniable qu'il se trouve trois types de production dans ses pièces de théâtre, ses romans et ses nouvelles. Le premier, relatif à sa jeunesse, est tout imprégné d'un lyrisme réactionnaire qui reflète l'idéologie de la bourgeoisie de son temps ou simplement sécrétée par un vertigineux goût pour le calembour. Le second, celui de la maturité, est né de la collaboration étroite entre Jules Verne et son éditeur, Pierre-Jules Hetzel ; là, ce dernier entrait ouvertement en lutte avec son auteur, réécrivant parfois certains passages, discutant âprement de l'intérêt de tel personnage ou de tel épisode et parvenant souvent à les faire supprimer. Une période rayonnante, combattante où l'élaboration de ses principaux chefs-d'œuvre ressemblait superficiellement à la fabrication de super best-sellers, mais où Verne, dans ce dur dialogue avec le père artificiel qu'il s'était choisi, découvrait ses véritables cibles. C'est cependant dans la troisième période de son œuvre que la réflexion politique prit une acuité plus grande ; l'homme était libéré par l'âge et la célébrité d'un certain nombre de contingences sociales ; il désirait se dégager de sa réputation d'écrivain pour la jeunesse sans y parvenir. Son ouverture vers un anarchisme pacifiste, inspirée du saint-simonisme, fut nettement mise en valeur par son fils, Michel, d'opinions plus avancées que son père, qui améliora partiellement quelques-uns de ses romans posthumes.

Dans cette optique, est-il vraiment nécessaire de tenter de prouver que Jules Verne était un auteur de gauche, en se basant sur les Naufragés du ‘Jonathan’, publié après sa mort, comme le fait Francis Lacassin, alors qu'en 1870, au moment de la Commune, le géniteur de la Science-Fiction écrivait : « J'espère qu'on gardera les mobiles à Paris et qu'ils fusilleront les socialistes comme des chiens. ». De même, n'est-il pas dérisoire de voir Charles Noël Martin, dans un chapitre intitulé Jules Verne antisémite, faire sanctionner l'auteur d'Hector Servadac et du Château des Carpathes par une lettre contemporaine du grand rabbin de Paris ? Il est plus utile, comme le fait Marc Soriano, d'expliquer cet antisémitisme primaire par une double interprétation psychanalytique et sociologique ou de souligner au contraire, comme s'y attache Francis Lacassin, les commentaires antiracistes, anticolonialistes, antiesclavagistes qui abondent dans l'œuvre de Jules Verne.

Toute entreprise systématique de polarisation se voit aussitôt démentie ; et vouloir démontrer l'engagement de Verne ou nier sa responsabilité sont des tentatives aussi perverties l'une que l'autre. Chacune des cent deux œuvres qui constituent l'édition intégrale des Voyages extraordinaires n'est pas indéfiniment démontable, l'extrême complexité de leur construction ne permet pas d'en dissocier les composantes de manière rigoureusement scientifique sans risquer d'en détruire la miraculeuse combinaison. Malgré son extraordinaire productivité, Jules Verne, dans sa chair, souffrit de rétention ; c'est donc en priorité l'analyse de ses contradictions internes qui permet d'enrichir la compréhension de l'œuvre.

Bien sûr, pour cela, une connaissance exacte de sa biographie est indispensable. Le livre de Charles Noël Martin est en ce sens la plus parfaite initiation qui soit ; tel une gravure de Riou aux hachures fines et précises, il fait apparaître, à l'aide des documents puisés aux meilleures sources, la figure hypertrophiée de ce bourgeois libéral, misogyne, passionné d'écriture que fut l'auteur de l'Île mystérieuse. Ce travail de surface est rigoureux, informatif. Mais il est lisse ; pas la moindre faille où l'esprit puisse s'accrocher. Il ressemble à ces monuments commémoratifs que les municipalités font édifier par des sculpteurs sans génie : passé le jour de l'inauguration, personne ne leur adresse plus le moindre regard. Jamais Charles Noël Martin ne s'évade du dictionnaire des idées reçues, au point que le génie propre de Jules Verne, du créateur du roman d'anticipation scientifique, s'ensevelit peu à peu sous les notes de blanchisseuses.

Marc Soriano, à l'inverse, avec une maîtrise et une sûreté d'enquêteur professionnel, utilise toutes ces informations avec la même rigueur, pour démonter peu à peu l'image hiératique de l'écrivain ; en révélant les conflits profonds entre l'homme et l'œuvre, il en affirme la modernité. C'est ce que prouvent aussi les rééditions, par Francis Lacassin, de romans plus ou moins boudés à l'époque de leur parution, comme la Famille sans nom, P'tit bonhomme et l'Île à hélice : ils constituent aujourd'hui une réflexion toujours actuelle sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, sur les rapports entre socialisme et anarchie, capital et travail.

Toutes les grandes utopies que sont, en partie, les œuvres phares des Voyages extraordinaires, comme les récits de Science-Fiction, frémissants d'imagination, n'auraient quand même probablement pas été écrits si le petit Jules Verne n'avait été rongé, dès sa prime enfance par le génie du calembour. Comme Raymond Roussel plus tard, cherchant à enfermer dans ses cryptogrammes sémantiques les mystérieuses trémulations du Ça et du Moi, Verne se réfugie très tôt dans l'anagramme, l'à-peu-près, le logogriphe, le coq-à-l'âne pour masquer les difficultés de son rapport avec le monde. De ce travail secret, qu'il mènera durant toute sa vie, sont nés certainement un grand nombre des noms de ses héros et, presque aussi sûrement, des situations, des événements induits de décryptages intimes. Il est passionnant de suivre ici Marc Soriano dans ses démonstrations, en particulier sur les relations qui existent entre la gestation de Cinq semaines en ballon, la première œuvre marquante dans le genre qui a fait la réputation de Verne, et celle de son fils Michel, dont sa femme, Honorine, va accoucher bientôt. Parfois aussi, l'inventivité du biographe dans la mise en lumière de ces soupapes de sûreté que sont les calembours, grâce à leur aspect ludique et libératoire, prend un tour cocasse ; ainsi, lorsqu'il réfute le caractère drolatique de “comment vas-turlututu” par rapport à “comment vas-tu-yau de poêle”, en prétextant l'absence de symbolisation sexuelle de la première proposition. J'irai, dans ce cas, essayer mes pouvoirs sur la première personne que je rencontrerai après avoir terminé cet article pour lui demander : « Comment vas do you do ? ». Là encore, la systématisation à partir d'un exercice périlleux échoue. Mais il serait dommage, pour quelques fantaisies de ce genre, de ne pas se laisser entraîner par le ton jubilatoire de Soriano, surtout qu'il ne cherche pas à soumettre toute l'œuvre et la vie de Verne à une unique grille de lecture.

S'il paraît évident que la machine, pour l'auteur de Robur le conquérant, est une métaphore de la femme et même, je le concède, une métaphore de la femme phallique, il n'en est pas moins vrai qu'à l'opposé de Marcel Duchamp, il n'a pas voulu cette machine célibataire. C'est grâce au pouvoir érotique de ses créations que Jules Verne a su rapidement devenir un classique pour la jeunesse « à une époque d'ordre moral où les jeunes, les garçons comme les filles, sont exclus non seulement de toute sexualité mais de la moindre verbalisation du désir », ainsi que l'écrit Soriano.

Les héros verniens sont solitaires ; ce sont pour la plupart « des hommes qui d'une certaine façon ont renoncé à la vie, en bref, des morts en sursis ». Pourquoi ? Parce qu'ils assument une part du vécu de Jules Verne dont les rapports avec la femme se sont soldés par des échecs. Tant qu'il l'a rêvée, elle a maintenu en lui le désir ; dès qu'elle est devenue sa compagne, elle a perdu sa réalité. D'où sa transposition dans le mythe.

Ainsi, la machine mythique et femelle ne cesse de hanter ses rêves ; aussi va-t-il la poursuivre de la manière la plus échevelée qui soit à travers l'imagination scientifique. Durant ce xixe siècle finissant, les premiers balbutiements des inventeurs en délire font enfin entrevoir des paradis ignorés dont il va s'emparer pour construire ses utopies, et ses équipées de suicidés n'engendrent pas la mélancolie.

Certes, ceci n'est qu'une des directions conceptuelles qu'ont prises Jules Verne et Marc Soriano. Francis Lacassin ne refuse en aucun cas d'envisager toutes les autres, y compris d'étudier l'aspect politique et sociologique des Voyages extraordinaires. Jules Verne l'a écrit à propos du Château des Carpathes :

« Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance ? Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout arrive — on a presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n'est pas vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l'avenir et personne ne s'aviserait de le mettre au rang des légendes. »

Cette position, il l'a maintenue fermement jusqu'au bout de son existence, parvenant, en précurseur absolu, à faire le tour complet d'un genre qu'il contribua à inventer avec H.G. Wells, la Science-Fiction, puisqu'il contesta la science comme finalité : « Petites et grandes, prenez garde de vous égarer en courant le domaine scientifique… ne vous plongez pas profondément dans la science, ce “vide sublime” selon l'expression du grand poète, où l'homme se perd quelquefois. » professe-t-il à des jeunes filles lors d'une distribution de prix, vers la fin de sa vie. N'est-ce qu'une boutade misogyne ? Certes pas, la réponse est incluse dans Hier et demain qui voit l'écrivain, au terme de sa rêverie scientifique, atteindre la désespérance.

À cette époque, Jules Verne avait vendu un million et demi d'exemplaires de ses œuvres en format réduit. Avait-il la prémonition qu'en 1978, sa diffusion en livres de poche ne cesserait d'augmenter, qu'il viendrait en quatrième position à travers le monde avec 26 millions d'exemplaires vendus en quarante langues différentes ? J'en suis certain. C'est pourquoi, aux plus téméraires qui voudraient l'assassiner, il pourrait répondre, en se relevant de sa tombe dans un hoquet de rire : « Comment vas tue ? ».