Chroniques de Philippe Curval

John Sladek : un Garçon à vapeur

(the Steam-driven boy, 1973)

nouvelles et pastiches de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1977

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Les deux premières œuvres de John Sladek, Méchasme et l'Effet Müller-Fokker, passèrent à peu près inaperçues quand elles furent traduites en France ; il serait dommage que son dernier recueil de nouvelles, un Garçon à vapeur, subisse le même sort.

Jamais, en effet, l'art de trafiquer la logique, de contrefaire le réel, de manipuler les paradoxes, n'a été poussé aussi loin que dans les treize récits et dix pastiches de son Garçon à vapeur.

Dans l'esprit de Sladek, les Marx Brothers auraient dû visiter beaucoup plus tôt l'univers de la SF afin de le dynamiter par le rire et par l'absurde, pour pousser encore plus loin les méthodes d'investigation de l'inconscient collectif. Non content d'user de la dérision et du sarcasme à l'égard de notre monde contemporain et de ses possibles projections dans le futur, il s'attaque aux sources mêmes des concepts, traque les mots dans ce qu'ils ont de plus fragile, c'est-à-dire leur origine sémantique, pour les faire éclater. De la collision des phrases et des idées naît alors un autre univers, un envers de la raison qui pourrait bien nous faire douter de la justesse de nos systèmes.

Le merveilleux, c'est que ce travail terroriste sur le cartésianisme débouche sur l'invention la plus libre, l'imagination la plus débridée, le rire le plus saugrenu. Car il ne faut pas voir Sladek comme un sinistre manipulateur du langage ; sa volonté de destruction des catégories passe avant tout par l'humour et le non-sens. Qu'il nous parle de la fin de l'Humanité par le bonheur pharmacologique, de la naissance des bébés dans les cuisinières, de la migration des livres, du génie en sandwich, de la descendance des robots, ou bien qu'il s'attaque à plume armée à la littérature de SF en parodiant certains de ses grands écrivains — de Wells à Ballard en passant par Heinlein et Dick —, John Sladek ne se contente pas de réinventer une autre version de nos sociétés et de nos mœurs, il tente de justifier la phrase d'Arthur Cravan : « La grande rigolade est dans l'absolu. ».

Philippe Curval → le Monde, nº 10119, vendredi 12 août 1977, p. 11