Chroniques de Philippe Curval

Philip K. Dick : Substance mort

(a Scanner darkly, 1977)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :
Philip K. Dick à la recherche de l'identité
la Drogue, miroir obscur

Quand Fred, l'homme au complet brouillé, l'inspecteur des stupéfiants, est chargé de surveiller un petit vendeur de came du nom de Bob Arctor, il se doute qu'il va au-devant des pires ennuis ; car Bob Arctor n'est qu'un autre avatar de lui-même, un mouton chargé d'attirer les grands patrons du trafic, dans une Amérique de demain où tout s'articule autour de la consommation de la drogue sous toutes ses formes.

Ceci l'amène aussi à se poser des questions : qui définit l'autre et qui vous définit ? Les habitudes, le rôle social, l'éducation, ou le pouvoir de l'imaginaire.

Existons-nous vraiment ou sommes-nous des allégories figées pour un temps dans l'univers de la représentation ? En un mot, la vie en Californie n'est-elle qu'une publicité pour “la vie en Californie”, où il jouerait sans s'en rendre compte un rôle d'acteur. Pour y répondre, il faut bénéficier d'un statut particulier, en se plaçant hors de cette zone vive où l'Homme socialisé exécute les gestes du quotidien. Fred, ce personnage à la silhouette effacée, anonyme, s'y est laissé prendre.

Depuis quelque temps, pour les besoins du rôle, il use de la substance M, comme mort, dont nul ne connaît la véritable origine. Et cette enquête sur lui-même, sur ce double imaginé pour les besoins de la société, l'amène progressivement à douter de sa réalité.

La drogue est une solution, une échappatoire. Malheureusement, elle épuise en nous l'identité, elle altère nos fonctions biologiques, elle efface la réalité. Bref, ce passage de l'autre coté du miroir, ou plutôt du côté du photographe enregistrant sa propre existence inversée par la “chambre noire”, est terriblement destructeur.

Pour échapper aux doutes, la solution est simple et la substance M, comme mort, est là pour l'aider : peu à peu, Fred oublie qu'il est aussi Arctor, et son dédoublement s'affirme, prélude à sa désagrégation.

Tel est le thème de Substance mort, le dernier roman de Philip K. Dick, et probablement l'œuvre majeure de la fiction spéculative, où il mêle à dessein le pouvoir de l'inconscient et le documentaire vécu. Ici, la Science-Fiction n'existe qu'en pointillé. Dick procède par allusions, greffant sur la relation minutieuse du monde des junkies les artefacts d'une technologie d'avant-garde ; technologie prégnante, destinée à affirmer le caractère répétitif de l'acte de vivre par une diffusion permanente de l'information et une exploitation publicitaire de l'individu. Puisant à sa propre expérience de la drogue, il nous livre les clés douloureuses d'une expérience.

On pénètre difficilement dans ce roman épais, au fil d'un dialogue étrange où se cristallise une impression de gène absolue, partagés que nous sommes entre le moi vécu et le moi revécu par la drogue dont Dick nous impose le double cursus, source permanente d'angoisse entre l'objectivité et la subjectivité.

Or, la drogue, selon Dick, n'est qu'une erreur de jugement ; elle ne mérite pas le châtiment épouvantable que risquent ceux qui s'y adonnent. Mais, pour fuir l'aliénation, les pressions communautaires qui s'exercent de toutes parts, elle demeure une solution alternative. Solution illusoire, provisoire, où se brûle la conscience et s'anéantit l'identité.

Substance mort est certainement le livre le plus abouti de Philip K. Dick, celui où s'intègrent le mieux son art de distordre insidieusement le monde des apparences, son pouvoir de l'insérer dans le vécu. Mais où mène son itinéraire ? Tout droit vers un dénouement terrifiant en forme d'hôpital psychiatrique. Peut-être celui où nous nous débattons tous les jours.

Philippe Curval → le Monde, nº 10411, vendredi 21 juillet 1978, p. 15