Chroniques de Philippe Curval

Jacques Baudou : l'Encyclopédie du Fantastique

ouvrage de référence, 2011

chronique par Philippe Curval, 2012

par ailleurs :

Le Fantastique est un meuble à tiroirs secrets, aux doubles fonds innombrables dont l'exploration est pratiquement infinie. Jacques Baudou a voulu faire simple, en soulignant la pérennité du genre et sa modernité. Son Encyclopédie du Fantastique est d'abord un trésor d'images, d'informations qui en fournit les clés, en restitue l'histoire. Questions fondamentales, le Fantastique a-t-il été créé pour susciter la peur, la terreur, l'épouvante ? ou bien s'agit-il de suggérer l'angoisse, l'inquiétude, face à nos certitudes sur la réalité ? Le doute existentiel ? Provient-il essentiellement d'une confrontation avec les forces du mal ?

La réponse semble évidente : dans notre civilisation occidentale, le Diable est à l'origine de l'invention du Fantastique. Maître des métamorphoses, avec une armée de 44,4 millions de démons et d'auxiliaires performants (selon Jacques Collin de Plancy), succubes, incubes, etc., la liste n'est pas limitative, l'ange du mal est capable d'intervenir où que nous soyons sur la planète pour s'immiscer dans notre quotidien, engendrer l'effroi.

À l'aube du xixe siècle, ce Fantastique primitif qui s'exprime à travers les contes et légendes depuis l'aube du Moyen Âge, couronné par le Diable amoureux de Jacques Cazotte, va prendre un tour plus subversif avec l'apparition du roman gothique anglais, ou roman noir. Dégagée de l'enfer chrétien, la littérature d'Horace Walpole, d'Ann Radcliffe nous mettra directement en contact avec les forces obscures du monde d'en bas. D'où naîtra un grand nombre d'archétypes qui feront surgir des frissons délicieux chez les amateurs : fantômes, golems, vampires, loups-garous, nonnes sanglantes, etc. Sans compter la notion de pacte avec le Diable qui produisit d'abondantes variations, dont la plus originale me paraît l'Étrange histoire de Peter Schlemihl d'Aldebert von Chamisso. Son héros sans ombre anticipe déjà sur l'Homme invisible de H.G. Wells. En Allemagne, E.T.A. Hoffmann jouera habilement d'un mélange subtil entre Fantastique et Merveilleux, qui influencera Gérard de Nerval et Théophile Gauthier, favorisera à travers l'Europe le succès du roman ou du conte fantastiques.

La rupture se réalise avec Edgar Allan Poe qui, le premier, considéra que l'esprit humain est susceptible de créer ses propres fantasmes. Il théorisa dans ses œuvres le mécanisme et la physiologie de l'étrange, sut allier surnaturel et logique. C'est l'inventeur du Fantastique moderne.

À partir de cet historique concis et bien informé, Jacques Baudou développe les Quatre cartes du tarot fantastique. La “chose sans nom” dont le prototype est le Frankenstein de Mary Shelley. Le “vampire” dont Bram Stoker générera une prolifique descendance après Dracula. Le “loup-garou” que Robert Louis Stevenson transcendera dans son Étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde. Les “fantômes spectres et revenants” qu'Henry James sublimera dans le Tour d'écrou.

Ce qui n'exclut pas une multitude d'autres thèmes. Ne serait-ce qu'à travers les œuvres qu'imagina H.P. Lovecraft, réinventant de nouvelles mythologies à partir d'anciens dieux venus de l'espace, créatures des profondeurs, pourvoyeurs d'angoissantes ténèbres pour l'Humanité.

Mais, au début du xxe siècle, avec le théâtre, le cinéma, la télévision, l'influence du Fantastique va s'amplifier, ses variations se multiplier au point que le Diable n'y retrouvera pas toujours ses petits. À travers un savant kaléidoscope, Jacques Baudou explore les différentes facettes de ce Fantastique moderne qui s'exprime aussi bien dans les romans d'André Pieyre de Mandiargues, Dino Buzzati, Stephen King, les films de Mario Bava, de la Hammer, les collections populaires d'épouvante, les pulps, les superhéros, les séries télé, les jeux, etc.

Aujourd'hui, après deux guerres mondiales, la shoah, l'explosion de la bombe atomique d'Hiroshima, les faits divers sanglants, le terrorisme, les dictateurs fous, l'irruption d'une violence instrumentalisée par les médias n'ont pu laisser ni les auteurs ni les lecteurs indifférents. Et si les angoisses d'hier n'ont pas perdu de leur pouvoir de séduction, l'assaut de la terreur porte ses fruits. Ainsi naîtra le Gore, dont on peut douter parfois qu'il se rattache au genre, tant il est dépourvu d'attrait spéculatif.

Mais Jacques Baudou se veut d'abord le moine copiste du Fantastique. Sa recherche ne néglige aucune piste. Il manque néanmoins à ce texte un index qui permettrait d'y trouver ses repères. Mieux qu'une encyclopédie, son livre est surtout un voyage enrichissant, teinté d'humour, qui témoigne de sa passion pour ce genre, toujours aussi vivant.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 515, janvier 2012