Chroniques de Philippe Curval

Peter Watts : Vision aveugle

(Blindsight, 2006)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2009

par ailleurs :

Le thème de la rencontre avec une entité venue d'ailleurs est consubstantiel à la Science-Fiction. Mais depuis Rendez-vous avec Rama, le chef-d'œuvre d'Arthur C. Clarke, peu d'écrivains ont atteint ce niveau d'intelligence et de complexité que déploie Peter Watts dans Vision aveugle.

Comment communiquer avec une espèce supérieure, apparemment dépourvue de projet, vivant dans l'espace au sein d'un artefact insaisissable, qui évoque au mieux un test de Rorschach ? C'est tout le problème que se pose l'équipage du Thésée, vaisseau terrien dont les membres semblent autant de spécialistes caractériels — surtout le récitant qui, privé de la moitié de son cerveau, ne connaît pas l'empathie. En arrachant un extraterrestre au vaisseau, peut-on parvenir à lui transmettre et à recevoir des informations grâce à la “Chambre chinoise” ? Principe qui devrait permettre d'établir une conversation en usant de symboles sans signification ? Ou bien faut-il utiliser la torture ?

À partir de ces données, Watts va enchaîner les situations insolites, les conflits énigmatiques dans un flot verbal qui marie le lyrisme à la science, les théories de l'absurde à la réflexion philosophique. Emportés par une sorte de folie supérieure qui fait “craquer” les concepts les mieux établis, nous pénétrons peu à peu les arcanes du sujet qu'il traite en filigrane. Aucun système ne peut se comprendre lui-même. La conscience de soi résulte du fait que nous voyons le monde en aveugles. À la rigueur nous ne sommes que des métaphores de nous-mêmes. C'est pourquoi la vie humaine n'est qu'un mensonge accepté.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 488, juillet-août 2009

Paul McAuley : Cowboy angels

(Cowboy angels, 2007)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2009

par ailleurs :

« D'après la montre, il était onze heures vingt. Stone avait perdu cinq heures quelque part. »

« Je ne peux plus y retourner, parce que, pour ainsi dire, j'y suis déjà. »

Grâce à ces formules à l'emporte-pièce que McAuley distille avec un savoir-faire accompli, Cowboy angels s'affirme comme une œuvre libérée des stéréotypes de la Science-Fiction. Balayant ces longues explications qui font mordre la poussière au récit, il démontre avec brio comment conjectures et spéculations, même les plus paradoxales, s'ancrent dans la réalité ; par le simple jeu de l'écriture et d'un scénario bien construit, l'ellipse, le non-dit servent de support à l'imagination.

Et pourtant, c'est d'un roman ambitieux, complexe qu'il s'agit. Durant la présidence de Richard Nixon, les travaux des chercheurs sur la physique quantique ont permis d'ouvrir des “portes de Turing” sur les univers parallèles. Ceux qui s'affirment les habitants de l'Amérique réelle décident de corriger les versions qui ont divergé. Guerres nucléaires, présidents retors ou inconsistants, sauvagerie native, civilisations embryonnaires en sont la cause. Les opérations militaires se révèlent une bonne méthode pour apporter l'idéal américain. Mais Jimmy Carter vient d'être élu. Il déclare la paix. La “Compagnie” s'y refuse. Ses agents vont opérer en secret. Voilà qu'on découvre la chronoclef qui permet de voyager dans le temps. Un champ infini s'ouvre à la manipulation des corps et des esprits pour transformer les sociétés.

Dès lors, s'ensuit une vertigineuse suite d'aventures où McAuley ne se prive pas de fonder les différents états de l'Amérique qu'aurait pu engendrer tel ou tel engagement politique. Sans jamais donner la moindre indication sur ses préférences. Ce qui est le seul reproche qu'on puisse émettre.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 488, juillet-août 2009