Chroniques de Philippe Curval

Numa Shōzō : Yapou, bétail humain

(家畜人ヤプー, 1956)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2008

par ailleurs :
Bétail humain

L'abus du mot "culte" à propos de n'importe quelle œuvre d'infime réputation est insupportable. Or, voici qu'avec l'apparition du troisième tome de Yapou, bétail humain, je me vois contraint de reconnaître la pertinence du concept “culte” appliqué à ce roman. Paru en 1956 au Japon, il dépassa vite un million d'exemplaires. Et pourtant, Numa Shōzō l'avait conçu pour choquer ses concitoyens. Ce qui le fit honnir en même temps qu'il assura son succès.

Car son sujet célébrait l'humiliation des Japonais après leur défaite, les procès pour crime de guerre qui atteignirent l'empereur lui-même quand fut proclamée sa déchéance en tant que dieu vivant, l'invasion de la culture occidentale qui mettait en péril des années d'isolement et de tradition. Cela n'aurait sans doute pas suffi sans le style si particulier de l'auteur — merveilleusement interprété par son traducteur —, verbalement riche et délirant à la manière de Jarry, volontiers pédant comme il s'en targue lui-même, répétitif, agressif, suintant d'un ton swiftien. Enfin, parce qu'il s'agissait ouvertement de Science-Fiction — qui, à l'époque, était considérée comme un terme obscène.

Un jeune couple mixte, Clara l'Allemande et Rinichiro le Japonais, apprend, grâce à la rencontre avec des extraterrestres, qu'ils habitent l'anhistoire. La vraie, se situe au xle siècle, dans l'empire EHS, où la femme blanche (wasp) règne sur le monde, réduisant les autres races, surtout les Asiatiques, au rôle de bétail humain, les yapous. La description minutieuse à l'extrême de l'organisation sociale de cette cacotopie opère grâce à la fascination qu'exerce son système idéologique appuyé sur des rapports sadomasochistes, mâtiné d'une technologie de pointe qui permet de varier à l'infini les usages du Yapou. Entre le Yapou W.-C., le Yapou meat, le Yapou suceur et le Yapou bicyclette, existe toute une gamme de bétail qu'autorisent les machines virtuelles et la pratique viandeuse.

Des années plus tard, Numa Shōzō sentit que son roman n'était pas achevé. Il entreprit d'écrire la suite dans l'espoir d'établir un nouveau catalogue original des perversions sexuelles à la manière des Cent vingt journées de Sodome de Sade.

Aujourd'hui, voici trois épais volumes dont il fallut attendre 2007 pour les voir enfin traduits en France. À travers multiples péripéties et descriptions méthodiques, se lit l'un des plus bizarres chefs-d'œuvre de la littérature japonaise. L'univers des enehesiens où s'exprime avec infiniment de sophistication, d'humour noir et d'invention masochiste l'humiliation d'un peuple bafoué par sa propre Histoire.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 473, mars 2008