Chroniques de Philippe Curval

Ursula K. Le Guin : l'Autre côté du rêve

(the Lathe of heaven, 1971)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :
l'Échelle de Ramirez

À l'imitation de celle de Richter, l'échelle de Ramirez permet de savoir, sur le plan humain, quel genre de pouvoir catastrophique vous représentez pour la société. Si vous êtes plus extraverti qu'introverti, dominateur que soumis, plus dépendant qu'indépendant, plus créatif que destructif, etc., ou l'inverse. Voici qu'une fois passé ces tests longs et subtils, George Orr s'aperçoit qu'il est toujours au juste milieu, qu'il constitue une anomalie à force de tendre vers la normalité. Cet état particulier du caractère est la cause d'un ajustement holistique si parfait qu'il représente l'individu idéal.

En phase avec les harmoniques de la société, ses rêves ont le pouvoir d'en modifier l'histoire. Mais voilà, quelle responsabilité pour cet obscur employé qui ne sait jamais d'avance ce que vont changer ses pulsions oniriques : la surpopulation, l'excès de pollution, l'invasion d'extraterrestres ou seulement la photographie du mont Hood qui se transforme en cheval.

Orr nie donc, car il souffre abominablement de ce pouvoir dont il est le seul à constater les effets. En lui convergent les souvenirs contradictoires de la veille et du lendemain où les choses ne sont plus telles qu'elles étaient. Mais personne d'autre que lui ne le sait. Comment vivre une existence normale, à travers ces filons historiques différents, où rien ne sera jamais plus comme avant ? Comment aimer Heather Lelache qui le connaît, qui ne le connaît plus, qui s'en souvient vaguement ? Comment surtout échapper à l'étrange Haber, psychiatre chez qui Orr est en traitement thérapeutique volontaire ? Quand on sait que ce dernier a des idées précises sur ce que doit être l'utopie, qu'il voudrait réaliser grâce au talent de son patient.

Sur ce thème d'une extrême richesse, Ursula K. Le Guin a écrit le plus beau, le plus sobre des romans, son chef-d'œuvre, indéniablement. Texte inspiré sur le pouvoir du rêve, cet aquarium de la nuit où la pensée à l'état de nébuleuse matérialise les poissons solubles du possible. Et sur l'utilité du réel où le rêveur, à force de s'y cogner la tête, opère — ou n'opère pas — son accomplissement existentiel. Sur l'autorité décisionnaire de l'Homme à propos de son destin et celui de ses descendants, l'incompatibilité philosophique du remords et de la guerre, la contradiction eschatologique du concept de religion avec celui de punition, l'opposition — tant matérielle que spirituelle — entre la pratique de la politique et l'idée de liberté.

Ce livre constitue la métaphore absolue de la démarche d'un écrivain de Science-Fiction. Par son intervention souveraine sur le réel auquel il injecte de fortes doses d'imaginaire, il en altère les données historiques, scientifiques, déforme les faits au profit d'hypothèses conjecturales. Il spécule sur le futur en cherchant à l'accréditer sans cesse à mesure que son écriture en modifie les critères. Comme la science, la SF est le laboratoire des vérités éphémères. Pour la troisième fois publié en français depuis 1975, l'Autre côté du rêve est le seul roman que je regrette de ne pas avoir écrit.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 415, décembre 2002

Iain M. Banks : le Sens du vent

(Look to windward, 2000)

roman de Science-Fiction dans l'univers de la Culture

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :

Voici le roman le plus inventif, le plus primesautier de Banks, où celui-ci prend un tel plaisir à jouer avec les idées, avec les mots, les paysages incongrus, les espèces stupéfiantes, qu'il est nécessaire de le relire plusieurs fois pour se pénétrer de sa richesse. Foin des clichés, des stéréotypes — même des siens à propos de la Culture, mystérieux imperium du futur —, il est indispensable de vouer à l'écrivain une confiance aveugle pour savourer son intense pouvoir de dépaysement. Qu'il vous déstabilise à la suite du béhémotaure dirigeable, vous promène sur l'orbital Masaq', qu'il digresse sur la sublimation des espèces ou sur la consistance du Paradis, jamais, il ne perd de vue la finalité de son récit. Les inoubliables visions surréalistes qu'il impose, les surprenants dialogues à la Marx Brothers entre extraterrestres font de ce symbole-opéra un morceau de choix pour amateurs de l'effet SF.

Rassurant de voir éditer un livre aussi fou que celui-là. Preuve que si tu ne vas pas à Lagardère, Lagardère viendra t'à toi, comme disait mon ami Féval.

Hervé Jubert : le Quadrille des assassins

roman de Science-Fiction et de Fantasy, 2002

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :

À une époque virtuelle, Roberta Morgenstern, sorcière diplômée, et Clément Martineau, fils de cimentier, enquêtent sur un crime terrifiant qui s'est produit à Londres, au xixe siècle. Une jeune femme éventrée et éviscérée.

En principe, la difficulté n'est pas grande puisque des nanomachines identifient instantanément les criminels grâce à leur ADN. Mais voilà, tout n'est pas si simple.

Bourré de talent et d'imagination, doué d'un sens de l'écriture confirmé, Hervé Jubert possède une réelle aisance pour les dialogues à l'emporte-pièce dans ce récit soutenu par une bonne documentation historique. Son humour distancié anime cette Fantasy SF et jubilatoire où le pacte avec le Diable est considéré comme une réalité scientifique et juridique.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 415, décembre 2002