Chroniques de Philippe Curval

Joseph Altairac : Alfred E. van Vogt : parcours d'une œuvre

essai, 2000

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :
le Tombeur d'Aristote

On chuchotait ces derniers temps qu'A.E. van Vogt rejoignait doucement par l'esprit l'univers compulsif de Gilbert Gosseyn. À la fin du mois de janvier 2000, il a plongé dans un éternel sommeil paradoxal. Espérons qu'il s'efforcera d'y rêver sa vie avec autant d'assiduité qu'il tenta de nous faire vivre ses rêves. Ceci n'est pas une banale figure de style. Car aucun autre écrivain de Science-Fiction n'a si étroitement mêlé l'onirisme et la création, rejoignant par l'écriture automatique et les procédés rousselliens le projet des surréalistes. Je m'en suis expliqué à propos des Portes de l'éternité et ne m'étendrai donc pas sur ses techniques ; en particulier sur le procédé qui consistait à régler son réveil au milieu de la nuit pour rédiger la suite de ses œuvres, découvrant là matière à d'inépuisables rebondissements. En introduisant le collage (fix-up) de ses propres textes entre eux, il fertilisait ses idées les plus insolites par des détournements déconcertants.

Dans les années 1940, A.E. van Vogt est sans conteste le plus novateur des écrivains de SF, produisant un effet de souffle dont les conséquences n'ont pas fini de surprendre ses lecteurs et ses multiples suiveurs dont le plus célèbre fut Philip K. Dick. En toute relativité, il a fourni à cette littérature ce que la théorie des quanta apporta à la physique.

« Un relatif n'est ce qu'il est que par rapport à son corrélatif ; le double est le double de la moitié ; la connaissance est la connaissance du connaissable » disait Hamelin à propos d'Aristote. Chez Van Vogt, le corrélatif est fréquemment associé à des principes antagonistes, le double s'avère la copie exponentielle de l'original, la connaissance est plutôt liée aux métamorphoses de l'inconnaissable.

Et s'il emprunte certains de ses leviers conceptuels à la sémantique générale de Korzybski, à la dianétique de l'escroc L. Ron Hubbard, on peut lui pardonner cet usage pour faire péter les plombs à la raison raisonnante. Car, contrairement au créateur de l'église de Scientologie, il n'en a tiré aucun bénéfice personnel ; jusqu'à la fin, il a conservé un inébranlable athéisme.

C'est ce que démontre dans le détail Alfred E. van Vogt : parcours d'une œuvre, de Joseph Altairac, qui par un hasard incontournable vient de paraître au moment même de la mort du vieux maître. "Parcours d'une œuvre" définit bien cet ouvrage qui, saisissant les points essentiels de la biographie, la bibliographie, analysant la thématique van vogtienne, s'apparente plus à un manuel de connaissances qu'à une savante exégèse. Balançant entre l'admiration inconditionnelle et la distanciation affectueuse, Joseph Altairac explore l'œuvre et la vie de Van Vogt avec une minutie attentive. Il souligne combien cet écrivain canadien d'origine hollandaise, né en 1912, fut porté par le désir précoce d'écrire pour vivre.

Entre ses expériences d'hypnose spontanée, son attrait pour les fausses sciences, son appétit du surhomme, le désir de découvrir une doctrine absolue pour changer l'avenir, se profile une considérable exigence narrative en même temps qu'une naïveté surgie de l'inconscient. Naïveté qui porte en elle des vertus créatrices exceptionnelles, à l'instar des tenants de l'art brut et des fous littéraires lorsqu'ils atteignent au génie. Mieux organisé, Van Vogt insère ses “inventions” dans une perspective logique. Il intègre « de nouvelles structures au développement et à la fabrication d'une œuvre d'art ». Ce qui est la marque d'un véritable “auteur” de Science-Fiction, ainsi que le souligne Boris Vian, qui fut son traducteur enthousiaste.

Dénigrer ses ouvrages, surtout les derniers où, il faut bien l'avouer, la machine sémantique s'est parfois grippée, semble désormais de bon ton. C'est méconnaître la vertu des inspirés. Ils demeurent plus longtemps que leurs détracteurs littérairement corrects.

Ce qui importe de souligner, c'est le sentiment unique que provoquent les meilleurs romans de Van Vogt. Chaque page renforce l'impression que ses constructions mentales les plus imprévues collent à la mémoire. Avec la même force qu'au sortir brutal d'un sommeil où, tout fiévreux encore, le dormeur va chercher dans ses draps, sur la table de nuit, dans la chambre à coucher, les traces d'une réalité impossible qu'il saisissait encore l'instant d'avant son réveil. C'est en arrachant au néant ces artefacts de la nuit qu'il a produit : À la poursuite des Slans, la Guerre contre le Rull, la Faune de l'espace, le Monde des Ā, la Quête sans fin, etc.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 385, mars 2000